"Bien sûr", sourit Claude Decobert, un ancien chef barman du Ritz aujourd’hui âgé de 68 ans, "quand Ernest Hemingway prétendait qu’il avait ’libéré la cave du Ritz’ en août 1944, ce n’était pas tout à fait vrai.

L’hôtel n’a jamais été occupé durant la guerre."

En l’honneur du centième anniversaire de la naissance de l’écrivain [le 21 juillet], M. Decobert nous a accordé un entretien chez lui, en banlieue parisienne, bien que depuis quelque temps il ne parle plus guère de son ami et mentor ou de ses quarante années de service au Ritz.

"Comme la plupart des anciens, on m’a poliment demandé de partir en 1987, à l’arrivée de la nouvelle direction mise en place par M. Al Fayed [le père de Dodi al-Fayed, tué au côté de la princesse Diana], confie-t-il.

Je n’y ai plus jamais remis les pieds depuis."

Se calant dans son fauteuil, il commence à raconter.

’’J’étais un enfant de la guerre, je m’occupais des vaches à la ferme, où je me trouvais plus en sécurité qu’à l’école.

Mais, à la Libération, je ne savais pas quoi faire.

Avec l’aide de mon père, qui avait travaillé pendant dix ans au Ritz comme chasseur, j’ai été engagé en 1946 comme groom au bar de 1’hôtel.

En ces temps-là, il suffisait d’avoir une bonne attitude, on n’exigeait pas des diplômes."

Souriant, enjoué, le feint frais, le jeune garçon fut rapidement promu, passant du travail qui consistait à pousser la porte à tambour au statut socialement plus enviable de chasseur.

"Un jour, M. Hemingway est entré au bar", se souvient M. Decobert, le visage fendu d’un sourire.

"]e savais qu’il était un écrivain célèbre, mais cela ne m’a pas impressionné - il y avait tout le temps des gens importants et des acteurs d’Hollywood.

Il n’avait que 48 ans et, physiquement, il était dans la force de l’âge, mais, à mes yeux, c’était déjà un vieillard.

Au début, on discutait de pêche."

Claude Decobert avait appris la pêche à la mouche avec son patron, Charles Ritz, qui emmenait parfois le garçon avec lui au lac du bois de Boulogne ou pour mettre à l’eau des modèles réduits de bateau aux Tuileries.

"Les yens ont du mal à se l’imaginer aujourd’hui, mais, à l’époque, on formait au Ritz comme une grande famille", explique M. Decobert.

Ernest Hemingway ne tarda pas à jeter lui aussi son dévolu sur Claude Decobert. II le régalait de récits sur ses exploits dans des pays exotiques, tout en sirotant son Bloody Mary.

Un matin, Hemingway vint chercher le jeune homme.

" Il m’a demandé si je m’intéressais aux armes à feu.

Quand j’ai dit oui, il m’a invité à monter dans sa chambre lorsque j’aurais un moment. "

Ce fut Mary Welsh, la quatrième épouse de l’écrivain ( ’Elle était adorable !’), qui ouvrit la porte.

Là, sur le lit, gisaient une dizaine de fusils différents.

" Il m’a montré chacun d’eux, m’expliquant que tel servait pour les gazelles, tel autre pour les éléphants, tel autre encore pour les lions.

Il me parlait également de la chasse au buffle et de ce qu’il faut faire quand on en blesse un."

Quelques heures plus tard, Hemingway demanda au garçon quel fusil il préférait.

"Comme il n’y avait pas trop de gazelles en région parisienne et que les buffles y étaient plutôt rares aussi, le seul que je me voyais utiliser était celui pour la chasse au canard."

Claude Decobert se lève, puis revient quelques instants plus tard avec un long étui en cuir usé, qu’il pose sur ses genoux avant de poursuivre. "Le lendemain, Hemingway est arrivé au bar avec ce fusil.

’J’ai un cadeau pour toi, a-t-il annoncé, mais j’y mets des conditions.’

Il avait l’air très sérieux, et j’attendais qu’il me les énonçât.

’Tu vois, mon petit Claude, tu es jeune, a-t-il dit, mais la vie ne sera pas toujours facile pour toi.

Tu ne gagneras pas toujours, mais il faut toujours te battre.

Ce fusil est le symbole de la force dont tu auras besoin pour les batailles qui t’attendent."’

L’ancien employé du Ritz marque une pause, ouvre l’étui et assemble le fusil.

"C’est un Browning 12, encore en parfait état et d’une grande valeur.

Hemingway m’a fait promettre de ne jamais le vendre - son souhait était qu’un jour, quand je serais bien plus vieux, je trouverais un jeune homme à qui je le transmettrais en tant que symbole.

Mais il a aussi insisté pour que j’apprenne à m’en servir. "

C’est ainsi que commencèrent les séances d’entraînement à Issy-les-Moulineaux, qui consistaient à tirer sur de vrais pigeons.

"C’était barbare, reconnaît M. Decobert.

Un homme fourrait l’oiseau dans une petite boîte. Il y avait une ficelle attachée sur le couvercle et, quand nous criions ’Prêt !’, il tirait dessus.

Le pigeon - dont on avait pris soin d’arracher les plumes au préalable pour l’empêcher de voler droit s’en volait en voltigeant et il ne nous restait plus qu’à le faire exploser.

Gary Cooper nous a accompagnés plusieurs fois, et je dois admettre que j’etais plutôt content le jour où j’ai tiré mieux que lui."

En dépit des chaleureuses dédicaces personnelles de l’écrivain ("de la part de son vieil ami et compagnon de chasse"), l’ancien barman avoue n’avoir jamais réussi à lire jusqu’au bout aucun de ses romans, à l’exception du Vieil Homme et la mer.

"Ce livre m’a profondément marqué, parce que j’y ai réellement vu Hemingway - un homme qui n’accepte jamais la défaite."

Decobert n’a plus utilisé son fusil depuis, ni connu le genre de batailles morales ou physiques annoncées par son ami.

" Je pense que le principal enseignement que j’ai appris de lui est qu’il faut oser.

Même s’il ne s’agit que de petites choses de la vie quotidienne."