"Bonjour les bébés, bonjour !" lance, en français, Judy McConnery. Sa voix retentit dans la cabane-dortoir délabrée.

Quatre visages impatients apparaissent derrière les barreaux de la cage, crèche de fortune, et huit bras poilus se tendent.

Le quatuor juvénile pousse un gémissement qui signifie, en langue gorille, quelque chose comme : "J’ai faim ! " "Ils chantent pour gagner leur pain du matin ", raconte Judy. En riant, elle leur donne des petits morceaux de baguette.

Derrière une paroi, sept autres gorilles, âgés de quatre à huit ans, s’étirent dans l’attente du petit déjeuner. Il se composera de lait, de pain et de fruits exotiques.

République du Congo, 7 heures : la vie suit son cours routinier dans le camp des gorilles orphelins.

Ce dernier s’étend dans le sanctuaire Tchimpounga de l’Institut Jane Goodall, sur la côte atlantique, et abrite provisoirement onze gorilles de la sous-espèce des plaines occidentales.

Bien que leur origine exacte soit incertaine, la plupart d’entre eux sont des orphelins victimes du trafic de "viande de brousse ". Leurs mères ont été tuées par des chasseurs qui en ont débité la viande ; ils l’ont ensuite fumée dans des campements, en pleine jungle, avant de l’envoyer dans des villes et des villages à travers le pays. Ce sont souvent des camions destinés au transport du bois qui cachent ces chargements illicites.

Les orphelins sont faits prisonniers pour être vendus ultérieurement comme animaux de compagnie.

Ceux qui échappent à ce sort sont parfois pris en charge par des zoos ou des villageois. Mais le plus souvent, abandonnés à leur propre sort, ils périssent de maladie, de malnutrition ou de dépression. En effet, les bébés gorilles sont aussi vulnérables que ceux des humains. L’attention et l’affection maternelles leur sont indispensables durant leur jeunesse : ce maternage peut durer jusqu’à huit ans.

Comme Judy McConnery l’a constaté tant de fois au cours de son travail avec des gorilles orphelins traumatisés, " la lumière de leurs yeux s’éteint, tout simplement, puis ils meurent ".

La plupart des spécimens de Tchimpounga vivaient à Brazzaville, capitale du Congo, dans un orphelinat du zoo, lorsque la guerre civile éclata en juin 1997.

Au plus fort du conflit, Judy et ses collègues rassemblèrent les jeunes gorilles et, protégés par des légionnaires, se précipitèrent à l’aéroport sous les fusillades.

Ils embarquèrent à bord d’un avion cargo français, affrété pour l’évacuation des expatriés, et s’envolèrent pour la deuxième ville du pays, Pointe-Noire. Située à une heure de route de Tchimpounga, elle bénéficiait alors d’un calme relatif.

Les orphelins furent placés sous la tutelle du Projet Protection Gorilles (PPG) dont l’objectif est de les sauver, de les élever dans un environnement de groupe sain et de les relâcher dans l’un des deux sanctuaires situés au Congo et au Gabon.

Ce programme, vieux de douze ans, est financé par John Aspinall, magnat britannique excentrique, grand joueur et propriétaire d’un zoo. Amos Courage, son beau-fils de 31 ans, supervise le projet.

Conséquence de la guerre civile de 1997, Judy McConnery a mis de côté son activité initiale de comptable auprès du PPG afin de devenir la nounou des gorilles. ; Ce rôle est également assuré par Liz Pearson, biologiste à Wichita, dans le Kansas, ainsi que par plusieurs Congolais dévoués de Brazzaville.

En compagnie de Michael " Nick" Nichols, photographe, je me prépare à partager la vie des orphelins de Tchimpounga et d’un groupe de six autres gorilles gardés par le PPG dans la réserve de Léfini.

Le programme qui nous attend : de la marche avec les plus jeunes pendant la journée. La nuit, nous dormirons au-dessus d’eux dans un grenier dortoir. Nous tenons là une occasion unique de découvrir la vie intime de l’un des grands mammifères les plus énigmatiques : le gorille de la sous-espèce des plaines occidentales.

Il est largement représenté dans les zoos et, en liberté, il est majoritaire par rapport aux deux autres sous-espèces de gorilles - celui des plaines orientales et celui des montagnes, rendu célèbre par Dian Fossey. Mais le gorille des plaines occidentales reste l’espèce la plus secrète, en grande partie parce qu’il habite en terrain chaotique ou marécageux.

Le PPG sèvre progressivement ses petits protégés de leur dépendance à l’homme en leur permettant de former des groupes sociaux dirigés par des mâles dominants et de retourner par la suite dans leur habitat naturel.

Tout au long de cette période, l’équipe épie les primates pendant des centaines d’heures et consigne dans un journal une palette variée de leurs us et coutumes.

Les membres du PPG sont en mesure d’observer le développement de la personnalité de l’animal et tentent de déchiffrer les lois subtiles et complexes de son comportement social.

Ces données permettent de mieux comprendre cette sous-espèce en déclin. Selon les estimations, sa population ne dépasse pas 100 000 individus.

Tous les matins, l’équipe africaine arrive au camp de Tchimpounga à 7 h 30 afin de préparer le repas et de faire bouillir l’eau pour le lait en poudre des petits.

À 8 heures, les gorilles sont libérés de leur cage et gambadent en tous sens.

Une fois l’agitation retombée, Judy rassemble les petits pour qu’ils passent la journée avec elle dans un endroit ombragé, à proximité du dortoir.

Les juvéniles s’aventurent un peu plus loin dans la forêt, sous la surveillance d’Albertine Ndokila et d’Anne Yala-Epongo.

Par un matin radieux, nous partons avec ces dernières à travers la savane dorée pour rejoindre la forêt.

Les gorilles nous suivent gentiment, deux des mâles, Kabo et Makoua, marchant en tête.

Ils ne sont pas assez mûrs pour diriger un groupe mais les circonstances leur ont imposé ce rôle.

Makoua surveille trois femelles, Bougou, Lengui et Loubomo.

Kabo s’occupe de Bangha, un jeune mâle, et de Mayoko, une jeune femelle gestante.

C’est la première gestation qu’il nous est donné de vivre dans le cadre du PPG, signe que les orphelins s’adaptent plutôt bien à leur environnement social, malgré son côté artificiel.

Dans la forêt, nous marchons sur un sol marécageux.

Il est jonché d’arbres et de branches, tel un immense jeu de mikado entravant notre progression.

Les gorilles à quatre pattes effacent sans difficulté ces obstacles, alors que nous, humains, devons nous frayer un chemin avec un maximum de précautions. Nous manquons de glisser dans le fatras humide des branches mortes, avec la boue qui colle à nos bottes.

Je dois m’arrêter pour les relacer. Lorsque je rejoins le groupe, Bangba m’attaque par derrière et me frappe violemment dans le dos.

Liz Pearson m’explique qu’il a probablement essayé de voir si je représentais une menace, à moins qu’il n’ait simplement voulu faire le malin.

Quel qu’en soit le motif, Anne Yala-Epongo et Albertine Ndokila n’apprécient guère son comportement.

Un peu plus tard, alors que nous regardons les plus jeunes singes se balancer de liane en liane au-dessus d’un étang, Bangha se faufile derrière nous pour amorcer une nouvelle attaque.

Anne le prend sur le fait et lui lance un regard furieux.

Il bat en retraite, mais seulement pour un instant. Aussi intensifie-t-elle sa menace.

Elle brandit son bâton de marche au-dessus de sa tête et son regard, résolument désapprobateur, lance le message suivant : " t’as plutôt intérêt à filer doux !" Bangha finit par céder.

À la mi-journée, il m’a apparemment adopté.

Alors que les autres se prélassent sur le tronc massif d’un arbre mort, il vient près de moi et s’allonge à mes pieds pour grignoter un peu de verdure.

Bougou, une femelle âgée d’environ cinq ans, en fait autant.

(...)

Un matin, en compagnie de Judy McConnery, nous partons en promenade, avec les bébés qui vadrouillent devant nous, font des pirouettes et se frappent la poitrine pour parader.

Nous marquons des pauses de temps à autre pendant que les gorilles inspectent les alentours.

Les plus jeunes apprennent en regardant leurs aînés quelles plantes sont comestibles. Ces derniers en ont gardé eux-mêmes quelque souvenir du temps où ils vivaient avec leurs parents.

(...)

Alors que je commence à m’assoupir, Koto monte sur mes genoux, s’y allonge et contemple la cime des arbres avant de s’endormir en ronflant.

La vie qu’elle a pu connaître avec sa mère n’est plus.

Mais l’équipe espère la voir poursuivre la longue route qui la sépare du statut de gorille adulte. Le jour où elle l’aura atteint, elle n’aura plus besoin de se blottir sur les genoux d’un humain pour y trouver réconfort et sécurité.

Six mois après notre visite, les orphelins de Tchimpounga ont été transférés dans le sanctuaire de Lesio Louna, dans la réserve de Léfini.

Despina Chronopoulos, une Grecque de 37 ans, prend soin d’eux.

Cette femme exubérante est l’une des responsables de la réintroduction des gorilles engagée par le PPG. Arrivée en Afrique comme journaliste en 1992, en vue d’un reportage sur le projet, elle décida finalement d’y rester pour travailler avec les gorilles.

Son rôle dans le sanctuaire est devenu de plus en plus important et englobe aujourd’hui celui de mère de substitution, de guide et d’experte en relations sociales.

Despina n’a pas suivi une formation de biologiste de terrain et son travail ne respecte pas les protocoles gouvernant la recherche scientifique.

Elle interprète librement les comportements observés et décrit la hiérarchie sociale des gorilles à l’aide de termes anthropomorphiques.

Par exemple, lorsqu’elle décrit Kola, le mâle dominant à Léfini, elle explique que, malgré son jeune âge, il peut imposer son autorité avec "charme charisme, et a la capacité de former des alliances et de résoudre des conflits ".

Certains chercheurs, tels que Caroline Tutin, sont sceptiques quant à ces interprétations.

Connue pour son travail réalisé depuis les années 80 sur les gorilles de la réserve de Lopé, au Gabon, Caroline estime que les études de Despina Chronopoulos sont " fondamentalement émotionnelles ". Cependant, elle ne rejette pas en bloc la valeur de ses observations ni de ses intuitions.

" J’ai un très grand respect pour son engagement, explique Caroline Tutin.

Elle lit dans la pensée des gorilles. "

(…)

Valides ou pas, les explications de Despina nous semblent, à Nick et moi, d’une précision remarquable.

Le jour prévu pour aller à la rencontre des spécimens de Léfini, elle quitte le camp avec deux autres personnes, une heure avant nous, pour localiser les gorilles et les calmer.

Lorsque nous approchons, Kola est étendu sur ses genoux et joue avec ses longs cheveux bouclés. Il s’arrête immédiatement à notre arrivée et vient m’inspecter.

Je m’incline respectueusement lorsque l’animal de 125 kilos commence à étudier mon cuir chevelu en quête de poux et hume bruyamment la sueur de mon front.

Pendant ce temps, Masissa s’élance d’av mt en arrière en périphérie du groupe, arrachant des arbustes et les brandissant. Il exprime ainsi sa frustration de ne pas être autorisé à approcher avant que Kola en ait fini avec moi.

Despina explique que Masissa n’a pas lieu de s’approcher, cette prérogative revenant à Titi, le second chef du groupe dans la hiérarchie. De fait, une fois que Kola s’approche pour m’inspecter, Titi vient jouer avec Despina.

Masissa ne parvient à se calmer que lorsque Mbinda, le troisième larron de la troïka régnante, entame une partie de catch avec lui.

À huit ans, Mbinda est, selon Despina, " le diplomate du groupe". Dans la mesure du possible, il éteint les conflits dans l’œuf. S’ils sont déjà déclarés, il joue généralement le réconciliateur auprès des combattants.

Au fil des jours, nous constatons que Despina assume autant le rôle de mère que celui de médiatrice dans l’ordre social de Léfini.

(…)

Au cours d’une dispute opposant Kola, Titi et Mbinda, la jeune femme se tient à distance. Kola, qui fait l’objet de l’attaque, ne semble pas vouloir de son aide.

Après avoir rejeté une tentative de pacification proposée par l’un des deux autres belligérants, Kola s’approche de Despina, attrape son avant-bras et le mord gentiment.

"Il nous faut partir, me déclare-t-elle subitement.

A sa manière, c’est ce que Kola a voulu me dire : "Nous allons régler ça entre nous.

Allez-vous-en."

Le lendemain matin, Kola a une plaie sur la tête.

Despina pense qu’il s’agit d’une morsure liée à l’altercation de la veille.

"Il fait bande à part, constate-t-elle, soucieuse.

Il se passe quelque chose d’anormal."

Le matin suivant, Kola est introuvable.

La jeune femme pense savoir pourquoi : Djembo, la seule femelle du groupe, commençait son œstrus, c’est-à-dire sa période de fécondité, et Titi semblait la courtiser.

Voilà qui pourrait porter un coup sévère à l’autorité de Kola.

Une heure plus tard, nous le trouvons.

Il se tient à l’écart et a une autre morsure au poignet.

I1 gémit plaintivement et appelle les autres en se frappant sur la poitrine.

" C’est ridicule, lance Despina en colère.

Nous avons besoin de plus de femelles ici."

(…) L’ambiance est très tendue.

Djembo détale, laissant les mâles se débrouiller.

" Ne bougez surtout pas ", nous dit Despina.

Kola, Titi et Mbinda se rassemblent autour d’elle, lui tiennent les bras et viennent tour à tour sur ses genoux.

Puis, une fois la tension dissipée, ils entament une partie de catch à grands renforts de mordillements, de grognements et de vocalises.

C’est Despina qui a fini par jouer le rôle de médiateur cette fois-ci, et non Mbinda.

" Si j’avais refusé de participer, cela aurait constitué une forme de rupture de contrat, explique-t-elle.

Kola avait besoin de moi, comme j’ai parfois besoin de lui.

C’est un lien à double sens.

Une fois que les gorilles n’auront plus besoin de nous, j’espère que nous pourrons les retrouver et que l’amitié qui nous lie sera intacte."

LE PROJET PROTECTION GORILLES a été critiqué au sein de certains milieux scientifiques : empirique et sentimental à leurs yeux, il ne représenterait guère plus, dans le fond, que le caprice d’un riche vieillard, peu utile pour la survie de l’espèce.

(…)

Ces critiques n’ont pas entamé la détermination du "vieillard" en question, John Aspinall.

En dépit du coût d’entretien de ces sanctuaires, il a décidé d’en financer un autre au Gabon.

À la fin de 1998, les premiers gorilles orphelins du Gabon ont été déplacés de Libreville vers la réserve prévue à Mpassa, où ils se portent bien.

Doté de son propre personnel en charge de la réhabilitation, le nouveau parc de 170 000 ha répondra à certaines des critiques lancées à l’encontre du PPG puisqu’il fournira une protection de l’habitat, pas seulement pour les gorilles mais pour tous les animaux du parc.

Le beau-fils d’Aspinall, Amos Courage, rappelle que les gorilles de Léfini, au Congo, "sont devenus - selon l’expression française en vigueur dans le pays - cause célèbre.

(…)

Et la pierre angulaire de tout projet de conservation repose sur le soutien des populations locales.

Je me battrai contre tous ceux qui jugent que nos fonds devraient plutôt être consacrés à la protection de l’habitat."

Selon Amos, la célébrité des gorilles orphelins a permis de mettre un terme au commerce des bébés de cette espèce envoyés à Brazzaville. Il reste cependant sceptique quant au problème sous-jacent, le commerce de la viande de gorille, qui est loin d’être éradiqué.

La consommation de viande provenant de la brousse est en effet une tradition propre à l’Afrique centrale.

Avant de s’adonner au jeu, John Aspinall rendait visite tous les jours à Guy, le vieux gorille du zoo de Londres.

Il a acquis ensuite des spécimens de la même espèce pour ses deux parcs animaliers privés en Angleterre.

Mais, dès le début, I’un de ses objectifs était de réintroduire des animaux en captivité dans leur milieu d’origine. Il a ainsi renvoyé un rhinocéros noir en Afrique du Sud, des chevaux de Przewalski en Mongolie, et des pythons en Indonésie.

"Dire que le projet est mon caprice est une analyse parfaitement exacte, dit-il.

Mais vous pourriez en dire autant des gens qui achètent des tableaux impressionnistes."

Fin 1999, très exactement le 1er novembre, il a réalisé 1’un de ses vieux rêves en réussissant à déplacer deux gorilles d’Angleterre vers Mpassa, de la captivité vers la liberté…