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1. UNE HISTOIRE DU XXe SIÈCLE |
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1. A HISTORY OF THE 20TH CENTURY |
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2. L’ouvrage que voici est paru en 1994 en Grande-Bretagne et, peu après, aux États-Unis sous le titre Age of Extremes : The Short Twentieth Century, 1914-1991. Il devait être bientôt publié dans toutes les grandes langues de culture internationale, sauf une. Il a en effet été traduit en allemand, en espagnol et en portugais (dans des éditions européenne et américaine), en italien, en chinois (à Taïwan, mais aussi en Chine populaire), en japonais et en arabe. Une édition russe est en préparation. |
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2. Age of Extremes : The Short Twentieth Century 1914-1991 was published in Great Britain in 1994 and in the United States shortly after. It was soon published in all the main international languages — except one. It has appeared in German, Spanish and Portuguese (in both European and American editions), Italian, Chinese (in both Taiwanese and Mainland characters), Japanese, and Arabic. A Russian edition was soon underway. |
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3. D’autres éditions furent rapidement mises en chantier dans toutes les langues officielles de l’Union européenne, sauf une ; et dans les langues des anciens États communistes de l’Europe centrale et orientale : en polonais, en tchèque, en magyar, en roumain, en slovène, en serbo-croate et en albanais. |
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3. Editions were also in progress in all the state languages of the European Union —except one— and in the languages of most ex-communist states of central and eastern Europe (Polish, Czech, Hungarian, Rumanian, Slovene, Serbocroat, Albanian). |
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4. Mais, jusqu’à aujourd’hui, pas en français. A la différence des éditeurs de Lituanie (3,7 millions d’habitants), de Moldavie (4,3 millions) et d’Islande (270 000), les éditeurs français (60 millions) n’ont apparemment pas jugé possible, ou souhaitable, de traduire le livre dans leur langue. La revue Le Débat (janvier-février 1997) l’a pourtant estimé suffisamment important pour y consacrer un dossier critique d’une petite centaine de pages, même si d’éminents éditeurs français s’y efforçaient d’expliquer pourquoi c’était un livre qu’on ne saurait publier en France. N’était l’initiative du Monde diplomatique et d’un éditeur belge, il serait encore inaccessible au monde francophone. |
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4. But not, until October, in French. Unlike publishers in Lithuania (with 3.7 million inhabitants), Moldavia (4.3 million) and Iceland (270,000), publishers in France (with its population of 58.4 million) did not apparently consider it feasible, or desirable, to translate Age of Extremes into their national language. Yet the book was considered of sufficient importance for the review Le Debat (January-February 1997) to devote almost 100 pages to a critical symposium on it - including several pages by eminent French publishers explaining why the book could not be published in France. But for the initiative of Le Monde Diplomatique and a Belgian publisher, it would still not be accessible to the French-speaking world. |
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5. La résistance des éditeurs français, seuls parmi les éditeurs des quelque trente pays qui ont traduit L’Age des extrêmes, ne laisse pas d’intriguer. L’auteur de ces pages, mais il n’est pas le seul, en a été assurément surpris. Mes précédents livres ont été, pour la plupart, traduits en français, et certains même ont été dernièrement réédités en poche. Je ne m’attendais certes pas que la maison qui avait publié les trois volumes de mon histoire du XIXe siècle, toujours disponibles, refuse, sans commentaire ni explication, de publier L’Age des extrêmes qui clôt la série. Etait-il probable, comme des éditeurs français l’ont suggéré, que ce livre, à la différence des précédents titres de l’auteur, eût été publié à perte ? A en juger par l’accueil reçu dans tous les pays où il a été publié et par les ventes, son manque d’intérêt pour le public français est une hypothèse peu plausible. Que tous les éditeurs français, unanimes, aient refusé ce livre nécessite donc un mot d’explication. |
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5. The resistance of French publishers, alone among those of some 30 countries, to translating Age of Extremes is curious. The author is not the only one to find it surprising. Most of my earlier books were translated into French and some, indeed, have recently been republished in France. I had certainly not expected the publishers of the three volumes of my history of the 19th century - still in print - to refuse, without comment or explanation, to publish Age of Extremes, which completes the series. Was it probable that this book (unlike my earlier French titles) would have lost money, as French publishers have suggested ? To judge by its reception and sales in all the countries in which it has been published, lack of public interest is unlikely. The collective failure of French publishers to publish the present book calls for some explanation. |
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6. L’explication la plus concise nous vient de Lingua Franca, revue universitaire américaine dont la spécialité est de rendre compte des débats et des scandales intellectuels : "Il y a vingt-cinq ans de cela, L’Age des extrêmes eût été traduit dans la semaine, observe Tony Judt, historien de la New York University. Que s’est-il donc passé ? Il semble que trois forces se soient conjuguées pour empêcher la traduction de ce livre : l’essor d’un antimarxisme hargneux parmi les intellectuels français ; les restrictions budgétaires touchant l’édition des sciences humaines ; et, ce n’est pas le facteur le moins important, le refus ou la peur de la communauté éditoriale de contrer ces tendances." Que ce livre soit paru peu avant le dernier grand succès de François Furet, Le Passé d’une illusion, analyse "tout aussi ambitieuse de l’Histoire du XXe siècle, mais beaucoup plus conforme aux goûts parisiens dans sa manière de traiter le communisme soviétique", a fait "hésiter les éditeurs français à sortir un ouvrage comme celui de Hobsbawm ". |
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6. The most concise explanation comes from an American academic journal that specialises in surveying intellectual debates and scandals, Lingua Franca : "Twenty-five years ago", observes Tony Judt, a historian at New York University, "Age of Extremes would have been translated in a week. So what has changed ? Three forces have apparently conspired to keep the book out of translation : the growth of a vituperative anti-Marxism among French intellectuals ; a budget squeeze in humanities publishing ; and, not least, a publishing community either unwilling or afraid to defy these trends". That the present book appeared shortly before the late François Furet’s highly successful Le Passé d’une Illusion, an "equally ambitious treatment of 20th century history and one considerably closer to current Paris taste in its treatment of Soviet communism", may, says Judt, have "made French publishers wary of coming out with a work like Hobsbawm’s". |
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7. On trouve une explication très semblable dans la Newsletter du Committee on Intellectual Correspondance parrainé par l’American Academy of Arts and Sciences, le Wissenschaftskolleg de Berlin et la Fondation Suntory (Japon). Que Hobsbawm soit demeuré un homme de gauche impénitent serait une "gêne" pour la mode intellectuelle qui a cours aujourd’hui à Paris. |
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7. A similar explanation was offered by the new Newsletter of the Committee on Intellectual Correspondence sponsored by the American Academy of Arts and Sciences, the Wissenschaftskolleg in Berlin and the Suntory Foundation in Japan. Current Parisian intellectual fashion, it argues, would find Hobsbawm’s unrepentant position on the left "something of an embarrassment". |
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8. Tel est aussi le point de vue de Pierre Nora, des éditions Gallimard, dans le tableau clair et autorisé qu’il brosse de la situation telle que la voit un éditeur français : Tous [les éditeurs], bon gré mal gré, sont bien obligés de tenir compte de la conjoncture intellectuelle et idéologique dans laquelle s’inscrit leur production. Or il y a de sérieuses raisons de penser (...) que [ce] livre apparaîtrait dans un environnement intellectuel et historique peu favorable. D’où le manque d’enthousiasme à parier sur ses chances (...). "La France ayant été le pays le plus longtemps et le plus profondément stalinisé, la décompression, du même coup, a accentué l’hostilité à tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler cet âge du philosoviétisme ou procommunisme de naguère, y compris le marxisme le plus ouvert. Cet attachement, même distancé, à la cause révolutionnaire, Eric Hobsbawm le cultive certainement comme un point d’orgueil, une fidélité de fierté, une réaction à l’air du temps ; mais en France, et en ce moment, il passe mal." On ne sait pas très bien si —ni dans quelle mesure — l’éditeur lui-même se reconnaît dans cette France où l’attitude de l’auteur "passe mal". |
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8. This is also the view of Pierre Nora of Gallimard in an authoritative and lucid account of the situation as seen by a French publisher. All the publishers, he says, "whether they want to or not, are obliged to take into account the intellectual and ideological circumstances in which they publish. There are serious reasons to think ... that [Hobsbawm’s] book would appear in an unfavourable intellectual and historical climate. Which explains the unwillingness to take chances." France was "the longest and most deeply Stalinised country". Thus "decompression", when it came, "accentuated hostility to anything that could from near or far recall that former pro-Soviet, pro-communist age, including plain Marxism. Eric Hobsbawn cultivates this attachment to the revolutionary cause, even if at a distance, as a point of pride ... But in France at this moment, it goes down badly". It is not clear whether, or to what extent, the publisher himself feels part of that France where the author’s attitude "goes down badly". |
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9. Au vu de ces arguments, le lecteur pourrait s’attendre à découvrir essentiellement, comme dans Le Passé d’une illusion, de François Furet, une longue polémique politique et idéologique. Mais L’Age des extrêmes n’a pas été écrit dans cet esprit. Le lecteur s’en apercevra aussitôt : ce n’est pas du tout le même genre de livre. Il s’agit d’une histoire d’ensemble du XXe siècle (et du dernier volume d’une série commencée il y a de longues années, qui se présente comme une Histoire du monde depuis la fin du XVIIIe siècle, c’est-à- dire "L’âge des révolutions") : c’est à cette aune qu’il convient d’en juger les mérites. Il a été reconnu et pris au sérieux dans des pays aux régimes et aux modes intellectuelles aussi différents que ceux de la République populaire de Chine et de Taïwan, d’Israèl et de la Syrie, du Canada, de la Corée du Sud et du Brésil, pour ne dire mot des États-Unis. Le plus souvent à la grande satisfaction financière de l’auteur et de ses éditeurs, il s’est aussi très bien vendu - et lu - sur trois continents. On observera au passage que les éditeurs de pays au moins aussi profondément "stalinisés" en leur temps que la France, et exposés à une "décompression" encore plus spectaculaire, à savoir les anciens États communistes, n’ont pas hésité à le publier (à l’époque communiste, les ouvrages historiques de l’auteur n’avaient jamais été publiés en Russie, en Pologne et en Tchécoslovaquie). |
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9. In the light of such arguments readers might expect Age of Extremes to be —like Furet’s Le Passé d’une illusion— essentially an extended political or ideological polemic. It was not written as such. It is not the same kind of book at all, as readers will immediately discover. It asks to be judged on its merits as a comprehensive history of the 20th century (and the final volume of a series, begun many years ago, which together constitutes a history of the world since the late 18th century Age of Revolution). It has been recognised and taken seriously as such in countries whose regimes and intellectual fashions differ as widely as China and Taiwan, Israel and Syria, Canada, South Korea and Brazil, not to mention the US. Much to the financial satisfaction of author and publishers, it has also been very widely sold - and read - in three continents. One may observe in passing that publishers in countries at least as profoundly "Stalinised" in their time as France, and exposed to an even more dramatic "decompression" —namely the ex-communist states— have not hesitated to publish the book. (In communist times my historical works were never published in Russia, Poland or Czechoslovakia). |
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10. La publication de cette traduction française de L’Age des extrêmes permettra donc de découvrir si les critiques et le public français intelligent sont vraiment aussi différents que le suggère Pierre Nora dans son évaluation peu flatteuse de l’état intellectuel de la France. |
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10. The publication of a French translation of Age of Extremes now make it possible to discover whether reviewers and the intelligent reading public in France are really as different from those of other countries as Pierre Nora’s unflattering assessment of the intellectual state of France suggests. |
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11. Il permettra aussi au lecteur de juger un autre argument avancé pour justifier le refus persistant de publier L’Age des extrêmes en France : le temps d’être traduit, l’ouvrage serait déjà périmé, et sa lecture devenue superflue. De mon point de vue, l’heure de sortir une version révisée n’est pas encore venue. La situation mondiale n’a pas fondamentalement changé depuis le milieu des années 90. En conséquence, si mon analyse historique générale et mes observations sur le monde en cette fin de siècle nécessitent une révision de grande ampleur, ce n’est pas que la suite des événements les aurait invalidées. |
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11. It will also allow readers to judge another argument which has been privately used to justify the continued refusal to publish Age of Extremes in France —namely that by the time a translation was made, the book would already be out-of-date and hence no longer worth reading. In the author’s view, the time for a revised edition has not yet come. The world situation has not changed fundamentally since the mid-1990s. If my general historical analysis and observations on the world at the end of the century require major revision, it is not because they have been invalidated by subsequent events. |
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12. La situation internationale demeure telle que je l’ai esquissée dans la première partie du chapitre 19. Les événements dramatiques et terribles de la région des Grands Lacs, en Afrique centrale (Zaïre), n’en fournissent qu’une illustration supplémentaire. Que "le court XXe siècle" se soit terminé par une crise générale de tous les systèmes, et pas simplement par un effondrement du communisme, est l’une des thèses centrales de ce livre. Si besoin est, l’éruption, en 1997-1998, de la crise de l’économie capitaliste la plus grave depuis les années 30 le confirme. A vrai dire, elle laisse penser que l’auteur a péché par optimisme en suggérant que l’économie mondiale "devait entrer dans une autre ère de prospérité et d’expansion avant la fin du millénaire", même si c’était pour ajouter aussitôt, à juste titre, "que celle-ci risquait d’être entravée pour un temps par les contrecoups de la désintégration du socialisme soviétique, par l’effondrement de régions entières du monde dans l’anarchie et la guerre, et peut-être par un attachement excessif à la liberté mondiale des échanges". Bref, du point de vue de l’auteur, ce qui s’est produit dans le monde depuis 1994 —date de la première édition anglaise de ce livre— n’a pas sensiblement affecté les mérites et les faiblesses de son interprétation du XXe siècle. |
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12. The international situation remains as sketched in the first part of chapter 19. The dramatic and terrible events in the region of the Great Lakes of central Africa (former Zaire) provide an additional illustration of this. That the "short 20th century" ended in a general crisis of all systems, and not simply with the collapse of communism, is central to the argument of this book. If anything, it is confirmed by the eruption in 1997-98 of the most serious global crisis of the capitalist economy since the 1930s. Indeed, it suggests that the author was too optimistic in suggesting that the world economy was "due to enter another era of prosperous expansion before the end of the millennium", although he also noted —as it turned out correctly— "that this might be hampered for a while by the after-effects of the disintegration of Soviet socialism, by the collapse of parts of the world into anarchy and warfare, and perhaps by an excessive dedication to global free trade". In short, in the author’s view, the merits and weaknesses of his interprÉtation of the 20th century have not —so far— been significantly affected by what has happened in the world since 1994. |
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13. Aussi, hormis des corrections de détail, le texte présenté au public français est-il le même que le texte publié, ou sur le point de l’être, dans les autres langues ? Au lecteur de juger. |
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13. For this reason the text before French readers, apart from minimal corrections, is the text as published, or about to be published, in other languages. I leave it to their judgement. |
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14. Pour terminer, l’auteur aimerait adresser ses remerciements aux éditions Complexe, qui ont rendu cette édition possible, à ceux qui ont superbement traduit un texte anglais long et difficile, ainsi qu’à ses amis parisiens qui, dans les dernières années, ont prouvé que tous les intellectuels français ne voyaient pas d’un mauvais oeil que leurs compatriotes lussent les ouvrages d’auteurs qui n’avaient pas les faveurs des modes bien-pensantes des années 90. |
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14. However I would like to put on record my thanks to Editions Complex, who have made this edition possible, to P.E. Dauzat and the other translators who have produced a superb translation of a long and difficult English text, and to those friends in Paris who, over the past few years demonstrated that not all French intellectuals are opposed to allowing their countrymen to read works by authors of whom the bien-pensant fashions of the 1990s disapprove. |
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