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Un an après le 11 septembre


America’s Patriot Games

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1.

Le Monde diplomatique AOÛT 2002 > Pages 18 et 19

1.

Le Monde diplomatique August 2002

2.

LES INTELLECTUELS, UN AN APRÈS LE 11 SEPTEMBRE

2.

A NEW CONFORMITY, DEFERENCE AND AUTHORITARIANISM

3.

Aux Etats-Unis, union sacrée autour des « valeurs suprêmes »

3.

America’s patriot games

4.

La popularité record du président George W. Bush (près de 70 % d’avis favorables) a longtemps dissuadé les démocrates de le critiquer. La succession de mauvaises nouvelles (économiques, financières, commerciales et boursières) qui s’abat sur les Etats-Unis va-t-elle enhardir une opposition jusque-là si déférente ? Désormais les scandales éclaboussent directement le président et son entourage. Mais la Maison Blanche use de l’argument du combat antiterroriste pour imposer au pays un pesant « consensus patriotique ».

4.

President Bush’s popularity, only now being damaged by the recent corporate scandals in the United States, has dissuaded Democrats from criticism. But the economic reverses may now make Democrats bolder - which is why the White House is invoking the war on terror to impose a patriotic consensus in government, media and the nation.

5.

Par DANIEL LAZARE, Journaliste, auteur de The Frozen Republic : How the Constitution Is Paralyzing Democracy (New York, Harcourt Brace, 1996)

5.

by DANIEL LAZARE, * Journalist, author of The Frozen Republic : How the Constitution Is Paralysing Democracy, Harcourt Brace, New York, 1996. (Original article in English)

6.

Mineur, l’incident était néanmoins éclairant. Le 28 février, le sénateur démocrate Thomas Daschle, tête de file de la majorité, estimait devant les journalistes « avoir besoin de comprendre plus clairement » à quoi servirait le surcroît de fonds que lui et ses collègues devaient affecter à la croisade antiterroriste du président George W. Bush. Engagé dans la préparation de la guerre contre l’Irak, le président des Etats-Unis semblait considérer que le conflit en Afghanistan était définitivement clos. Pourtant, remarquait M. Daschle, certains objectifs restaient en suspens, et plus particulièrement la capture de M. Oussama Ben Laden qui avait, à l’origine, motivé cette guerre. Les Américains ne « sont pas en sécurité tant que nous n’avons pas brisé les reins d’Al-Qaida, et nous n’y sommes pas encore parvenus », ajoutait-il.

6.

Consider this small but telling incident. On 28 February the United States Senate majority leader, Tom Daschle, told reporters that before he and his fellow Democrats appropriated more money for President George W Bush’s growing anti-terrorism crusade, “we need to have a clearer understanding” of where it was heading. Bush was gearing up for war with Iraq and seemed to regard the conflict in Afghanistan as all but over. Yet, said Daschle, a few tasks remained uncompleted - notably capturing Osama bin Laden, the point of the war in the first place. Americans would “not be safe until we have broken the back of al-Qaida,” he added, “and we haven’t done that yet.”

7.

Aussi modérés qu’aient été ces propos, c’était la première fois que les responsables démocrates du Congrès osaient questionner la politique de guerre de la Maison Blanche. La réponse des républicains ne se fit pas attendre. Le représentant de Virginie, M. Thomas Davis III, accusa M. Daschle de « soutenir et encourager nos ennemis. » De son côté, M. Trent Lott, chef de la minorité sénatoriale, s’offusqua : « Comment le sénateur Daschle ose-t-il critiquer le président Bush alors que nous menons notre guerre contre le terrorisme et, surtout, pendant que nos soldats se battent sur le terrain ? Il ne devrait pas essayer de diviser notre pays quand nous sommes tous unis. »

7.

The comments were mild enough. Yet this was the first time that the Democratic leadership had dared take issue with White House war policy. Then came the Republican response. Representative Thomas M Davis III of Virginia charged Daschle with “giving aid and comfort to our enemies,” and Trent Lott of Mississippi, leader of the Senate’s Republican minority, asked : “How dare Senator Daschle criticise President Bush while we are fighting our war on terrorism, especially when we have troops in the field ? He should not be trying to divide our country while we are united.”

8.

Parlementaire influent lui aussi, M. Thomas Delay, qui arbore dans son bureau des fouets de cow-boy pour symboliser son autorité, résuma en un mot l’appréciation de ses amis de la Chambre des représentants : « Ecoeurant ».

8.

Tom Delay, the notoriously rightwing Texan who serves as the House Republican whip - and who keeps a pair of long, cowboy-style bullwhips in his office as a symbol of his power - summed up the Republican reaction to Daschle’s comments with a single word : “Disgusting.”

9.

La réplique de M. Daschle à cette volée de bois vert discutant son droit d’exprimer une opinion autre que celle de la Maison Blanche ? Quelques heures plus tard, son secrétariat faisait paraître un communiqué niant qu’il ait mis le moins du monde en cause le président. « Certains ont choisi de voir dans les propos qu’a tenus ce matin le sénateur Daschle sur la guerre contre le terrorisme une critique contre le président Bush. En fait, cette déclaration (...) ne contient aucune critique à l’encontre du président ou de sa campagne contre le terrorisme. » Le soutien démocrate à l’extension de la campagne militaire restait indéfectible.

9.

How did Daschle reply to this transparent attack on the right of democratic debate ? His office issued a press release denying that he had taken issue with the president at all : “Some have chosen to characterise remarks Senator Daschle made this morning on the war on terrorism as critical of President Bush. In fact, the transcript indicates no criticism of President Bush or his campaign against terrorism.” Democratic support for Bush’s widening military campaign was as strong and unquestioning as ever.

10.

On pourrait excuser un observateur peu avisé de croire le contraire, mais le débat politique n’est pas complètement mort à Washington. Les démocrates du Congrès se plaisent par exemple à critiquer l’administration sur ses liens avec Enron ou ses projets d’extraction pétrolière dans l’Arctique. Néanmoins, après la guerre du Vietnam, on semblait avoir retenu que le Congrès devait examiner scrupuleusement les aventures militaires de la Maison Blanche à l’étranger. Or le président Bush a annoncé son intention de partir en guerre dans une soixantaine de pays contre les agents présumés d’Al-Qaida, et ce sans en avoir référé au pouvoir législatif (1).

10.

Political debate has not completely died in Washington, although the outside observer might be excused for thinking so. Democrats are happy to criticise the administration over its ties to Enron, its plans to permit oil drilling in the Arctic or its thinly veiled hostility to campaign finance reform. The chief lesson of the Vietnam war seemed to be that Congress should carefully scrutinise White House military adventure overseas. Yet Bush has declared his intention to wage war against alleged al-Qaida operatives in some 60 countries around the world without oversight by the legislative branch (1).

11.

En outre, bien que, à la mi-septembre, le Congrès eût autorisé le président à utiliser « tous les moyens nécessaires et appropriés » contre les responsables de l’attentat du World Trade Center, M. Bush a réagi en déclarant virtuellement la guerre à trois pays - Irak, Iran et Corée du Nord (l’« Axe du Mal » ) - qui n’avaient aucun lien avec les événements du 11 septembre. Et, oubliant des décennies de lutte pour la sauvegarde des libertés civiles, le Congrès a cédé à la pression de la Maison Blanche en approuvant un projet de loi, l’USA Patriot Act, formulé dans des termes si généraux qu’il pourrait permettre à des procureurs d’accuser d’aide et de complicité avec le terrorisme des individus qui n’auraient fait que contribuer à des oeuvres caritatives rattachées à l’Armée républicaine irlandaise ou - à l’époque de l’apartheid - au Congrès national africain (ANC) (2).

11.

Congress authorised Bush in mid-September to use “all necessary and appropriate force” against those responsible for the World Trade Centre attack. Yet Bush has all but declared war on three nations unconnected with the events of 11 September - Iraq, Iran, and North Korea. Despite decades of struggle to safeguard civil liberties, Congress has bowed to White House pressure by approving a bill, the USA Patriot Act, so broadly worded that it could conceivably permit prosecutors to charge people with aiding and abetting terrorism because they contribute to charities connected with the Irish Republican Army or with the African National Congress in the days of apartheid (2).

12.

Pourtant, à l’exception de quelques parlementaires sans véritable poids, les démocrates du Congrès n’ont pas bronché. La décision de l’administration de ne pas appliquer la convention de Genève aux membres d’Al-Qaida détenus à Cuba dans le Camp X-Ray de Guantanamo a provoqué de houleuses controverses à l’étranger, mais guère de réactions aux Etats-Unis. Aucun responsable démocrate n’a pris la défense des quelque 70 immigrés originaires du Sud asiatique et du Proche-Orient détenus dans le cadre de l’attentat contre les Twin Towers sans avoir été accusés d’une infraction plus grave que le dépassement de visa.

12.

Except for a few backbenchers, congressional Democrats have scarcely protested. The administration’s refusal to extend the Geneva Convention to accused al-Qaida members being held at Camp X-Ray in Guantanamo Bay, Cuba, aroused a storm of controversy abroad, but barely caused a stir in the US. No member of the Democratic leadership has spoken out in defence of the 70 odd immigrants from South Asia and the Middle East who are still being held in connection with the World Trade Centre attack, even though not one has been charged with anything more than a visa violation.

13.

Il en va de même de la proposition émise par l’administration de faire passer les terroristes présumés devant des tribunaux militaires d’exception ou de sa décision de se réserver le droit de maintenir indéfiniment en détention les membres d’Al-Qaida - même s’ils étaient acquittés. Tout cela fut reçu au Congrès dans un silence presque total. Les démocrates n’ont pas davantage daigné commenter le reportage publié dans le New York Times sur une prison répugnante à Shibarghan (Afghanistan), dirigée par des troupes pro-américaines, sorte de camp de la mort pour les 3 000 talibans détenus (3).

13.

The same goes for the administration’s plans to try accused terrorists in special military tribunals with no right of appeal beyond the executive branch, and its recent statement reserving the right to detain suspected al-Qaida members indefinitely, even if they have been acquitted. Both actions have met with virtual silence on Capitol Hill. And a recent report in the The New York Times of a filthy, disease-wracked prison run by pro-US forces in Shibarghan, Afghanistan, that is little more than a death camp for 3,000 inmates accused of belonging to the Taliban, elicited no Democrat comment (3).

14.

Comme disaient les Anglais pendant la seconde guerre mondiale, la politique a été suspendue « jusqu’à nouvel ordre » - et le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld a prévenu que la guerre contre le terrorisme pourrait durer aussi longtemps que la guerre froide. Les Etats-Unis sont loin d’être une dictature. Mais l’atmosphère y est plus conformiste et plus autoritaire que nul n’aurait pu l’imaginer avant le 11 septembre.

14.

Politics have been suspended “for the duration,” as the British used to say during the second world war, even though the US Secretary of Defence, Donald Rumsfeld, has warned that the war on terrorism could last as long as the cold war. The US is not a dictatorship. Yet the atmosphere is more conformist, deferential and authoritarian than anyone would have thought possible before last September.

15.

Que s’est-il passé ? Les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone ont renforcé des tendances déjà présentes dans la politique américaine depuis 1978-1979. A partir de cette date, qui a précédé l’élection de Ronald Reagan à la Maison Blanche, un spectaculaire glissement à droite a pétri la société américaine. Même lorsqu’ils perdaient les élections, les républicains sortaient plus forts et plus confiants de chaque nouvelle confrontation, alors que les démocrates tantôt recherchaient des compromis avec les conservateurs, tantôt s’efforçaient de leur disputer le terrain le plus réactionnaire (abolition en 1996 de l’aide fédérale aux pauvres) (4).

15.

What has happened ? The September attacks gave impetus to tendencies that started around 1979. Since the period preceding Ronald Reagan’s election as president, there has been a dramatic lurch to the right. Although they have lost plenty of elections in the interim, the Republicans have emerged stronger and more self-confident from each new confrontation, while the Democrats have either tried to compromise with the conservatives or, in the case of welfare reform, to outflank them on the right.

16.

La déroute démocrate s’aggrava en décembre 2000, quand M. Albert Gore décida de ne pas discuter le verdict de la Cour suprême (contrôlée par les républicains) proclamant la victoire électorale de M. Bush. Enfin ce fut l’effondrement lorsque, après le 11 septembre, les responsables démocrates du Congrès annoncèrent l’avènement d’une nouvelle ère de « bipartisme » et déclarèrent qu’en conséquence il n’y aurait pas l’ombre d’une différence entre eux et le président à propos de la croisade internationale contre le terrorisme.

16.

The Democratic rout deepened in December 2000 when Al Gore chose not to take the fight over the presidency to Congress after a Republican-controlled Supreme Court awarded the election to Bush. And it became a complete collapse after September when leading Democrats proclaimed a new era of “bipartisanship” and declared that henceforth there would be “no daylight” between them and the president in the global crusade against terrorism.

17.

L’effondrement des Twin Towers dans un ouragan de poussières et de gravats peut presque servir de métaphore au déclin de la démocratie américaine. Dans la déferlante de patriotisme qui suivit l’attentat - en quelques jours les drapeaux étoilés firent leur apparition dans toutes les vitrines de New York et sur les voitures, taxis et camions -, il devint presque impossible d’envisager l’idée que la politique américaine aurait pu encourager le terrorisme ou, simplement, contribuer à la vague d’« anti-américanisme » à l’étranger. Le verdict parut unanime : les Etats-Unis ne pouvaient pas être coupables ; ils n’étaient en rien responsables ; toute déclaration contraire équivaudrait à prendre le parti de l’ennemi.

17.

The collapse of the World Trade Centre in a hurricane of smoke and debris is an apt metaphor for the decline of US democracy. In the wave of patriotism that followed the attack - within days US flags appeared in every shop window in New York City and on every car, taxi and truck - it became all but impossible to discuss in a realistic fashion how US policy may have encouraged terrorism or contributed to a growing wave of anti-Americanism abroad. The verdict seemed to be unanimous : the US could not possibly be at fault, it was in no way responsible and any suggestion to the contrary was siding with the enemy.

18.

Au Texas, un journaliste fut licencié pour avoir constaté qu’après l’attentat M. Bush avait « voleté d’un bout du pays à l’autre comme un enfant effrayé » ; l’animateur d’un talk-show télévisé fut pratiquement privé d’antenne pour avoir fait remarquer que, n’en déplaise à M. Bush, « lâche » était le dernier mot approprié pour qualifier des hommes qui jettent un avion bourré de carburant contre les flancs de gigantesques tours. Le président était courageux et les terroristes des lâches, point final. En décembre, lors d’une cérémonie de remise de diplômes universitaires en Californie, dix mille personnes houspillèrent un orateur qui avait osé suggérer que la croisade antiterroriste pouvait porter atteinte aux libertés civiles (5).

18.

In Texas, a newspaper columnist was fired for writing that Bush was “flying around the country like a scared child” following the assault, while a television chat-show host was nearly taken off air for remarking that, with all respect to Bush, “coward” was the last word to describe men who drive fuel-laden airliners into the sides of tall buildings. Bush was brave, the hijackers were cowardly, end of discussion. At a university commencement ceremony in California in December, a crowd of 10,000 shouted down a speaker for daring to suggest the anti-terrorism crusade might bode ill for civil liberties (4).

19.

« Avec nous ou contre nous »

19.

Too free, too good

20.

La plupart des pays auraient certes réagi violemment à un acte aussi sanglant et nihiliste que la destruction du World Trade Center. Néanmoins, dirigeants politiques et intellectuels - y compris à gauche - ont choisi de flatter les plus dangereux penchants de l’Amérique. C’est une chose que d’entendre George Bush affirmer que quiconque n’aime pas l’Amérique est un être mauvais dès lors que l’Amérique défend « la liberté et la dignité de chaque vie (6) ». C’en est une autre que de voir des membres de l’intelligentsia de gauche accuser plus critiques qu’eux de se réjouir de la douleur des Américains au seul motif qu’ils avaient osé suggérer que l’impérialisme des Etats-Unis pouvait avoir ouvert la route à M. Ben Laden.

20.

Any nation would have reacted with fury to an act as nihilistic and bloodthirsty as the destruction of the World Trade Centre. But leading politicians and intellectuals, including self-proclaimed members of the left, responded to the attack in a way that was almost designed to play to the most dangerous tendencies in the US. It was one thing for Bush to proclaim that anyone who dislikes America must be evil because America stands for “freedom and the dignity of every life” (5). But it was quite another to hear prominent left-leaning members of the intelligentsia accuse their more radical colleagues of taking pleasure in Americans’ pain because they had suggested that US imperialism may in some way have paved the way for al-Qaida.

21.

Ces patriotes de gauche ont suivi une double stratégie. Après avoir déclaré que le terrorisme était l’essence même du mal et que quiconque ne l’admettait pas aussitôt était un handicapé moral, un lâche et un apologiste d’Al-Qaida, ils soulignèrent le caractère réactionnaire du fondamentalisme islamique pour mieux démontrer la nature progressiste selon eux de la société américaine. L’Amérique était détestée parce qu’elle serait trop libre et trop dynamique. Sa véritable faute était d’être trop bonne. En lui faisant la guerre, M. Ben Laden s’en prenait donc à la liberté, à l’individualisme et à toutes les excellentes choses que les Etats-Unis défendaient - le cas échéant au moyen de bombes à effet de souffle de plusieurs tonnes atteignant par mégarde nombre de civils innocents.

21.

Such patriots of the left have essentially followed a two-pronged strategy. They have declared that terrorism is the essence of evil and that anyone who does not agree is a moral idiot, a coward or an apologist for al-Qaida ; and they have pointed to the reactionary quality of Islamic fundamentalism as proof of the progressive nature of US society. If America is hated, it is because it is too free and dynamic. If it is guilty, it is of being too good. In warring against the US, Bin Laden is warring against freedom, individualism, and all the other good things the US stands for, while America is fully justified in its use of 2,000-pound bombs and 15,000-pound daisy-cutters - even if innocent civilians get in the way.

22.

Un mois après le 11 septembre, Paul Berman - membre du comité éditorial du magazine social-démocrate Dissent, heureux bénéficiaire des 260 000 dollars du prix Genius de la Fondation MacArthur et admirateur du « nouveau philosophe » André Glucksmann - publia un texte dans lequel il expliquait qu’Al-Qaida était un produit du totalitarisme du XXe siècle et que Hitler, Staline et Ben Laden partageaient la même haine pour le libéralisme occidental tel que l’incarnaient magistralement les Etats-Unis. Pour Berman, « le crime de l’Amérique, son véritable crime, c’est justement d’être l’Amérique. Ce crime consiste à respirer le dynamisme d’une culture libérale en perpétuelle évolution. (...) Le crime de l’Amérique, c’est de démontrer que les sociétés libérales peuvent prospérer alors que les sociétés antilibérales ne le peuvent pas. C’est cela qui attise la furie des mouvements antilibéraux. L’Amérique doit agir avec prudence au Moyen-Orient et partout ailleurs, mais nulle prudence ne pourra prévenir ce type d’hostilités (7) ».

22.

Last October Paul Berman - member of the editorial board of the social-democratic magazine Dissent, recipient of a $260,000 MacArthur Foundation “genius” award and admirer of “new philosopher” André Glucksmann - published an essay arguing that al-Qaida was an outgrowth of 20th century totalitarianism and that what united people like Hitler, Stalin and Bin Laden was their common hatred for Western liberalism as epitomised by the US. Berman wrote : “America’s crime, its real crime, is to be America herself. The crime is to exude the dynamism of an ever-changing liberal culture ... America’s crime is to show that liberal society can thrive and that anti-liberal societies cannot. This is the whip that drives the anti-liberal movements to their fury. America ought to act prudently in the Middle East and everywhere else ; but no amount of prudence will forestall that kind of hostility” (6).

23.

Tout en admettant que les actes de l’Amérique ne sont pas toujours admirables, Berman prétend que ses méfaits n’expliquent rien dans le cas d’espèce, car ce sont ses réussites démocratiques qui nourriraient le ressentiment au Proche-Orient. Aucune réforme de la politique étrangère ne pourra donc apaiser l’hostilité arabe - un raisonnement qui comble les partisans du statu quo : pourquoi changer la politique des Etats-Unis si ces peuples se plaindront quoi qu’il arrive ? Pourquoi alors cesser de soutenir la politique israélienne dans les territoires occupés ou l’embargo qui frappe l’Irak ?

23.

While acknowledging that not everything the US does is admirable, Berman argues that US misdeeds are irrelevant because it is the country’s democratic achievements that are fuelling resentment in the Middle East. No amount of foreign policy reform will alleviate Arab hostility - which is convenient for proponents of the status quo since it means there is no material incentive to change. Why alter US policy if those people will complain regardless ? Why not continue supporting Israeli policies in the Occupied Territories or the embargo on Iraq ?

24.

Une déclaration assez anodine d’Edward Said offrit à un autre intellectuel de gauche, Todd Gitlin, auteur d’un livre renommé célébrant le radicalisme estudiantin des années 1960, l’occasion de se lancer dans une diatribe contre l’écrivain d’origine palestinienne. Tout en fustigeant l’ « horreur spectaculaire » et la « destruction absurde » qui avaient frappé New York, Edward Said avait fait également remarquer que l’attentat ne s’était pas produit ex nihilo , les Etats-Unis étant « presque constamment en guerre, ou engagés dans toutes sortes de conflits, partout sur les terres islamiques (8) ». Todd Gitlin s’offusqua de cette observation dans le mensuel libéral Mother Jones : « Comme si les Etats-Unis cherchaient toujours la bagarre ; comme si le soutien américain au processus de paix d’Oslo, quelles qu’en soient les limites, pouvait être balayé d’un revers de main ; comme si défendre les musulmans en Bosnie et au Kosovo rappelait la politique de la canonnière pratiquée au Viêtnam et au Cambodge (9). »

24.

An innocuous statement by Edward Said was an occasion for a furious denunciation by Todd Gitlin, author of The Sixties : Years of Hope, Days of Rage (1987), a sympathetic account of American student radicalism. Said described the “spectacular horror” and “senseless destruction” visited on New York, but noted that the incident had not occurred in a vacuum : the US was “almost constantly at war, or in some sort of conflict, all over the Islamic domains” (7). Gitlin replied bitterly in the left-liberal monthly Mother Jones : “As if the US always picked the fight ; as if US support of the Oslo peace process, whatever its limitations, could be simply brushed aside ; as if defending Muslims in Bosnia and Kosovo - however dreadful some of the consequences - were the equivalent of practising gunboat diplomacy on Vietnam and Cambodia” (8).

25.

Christopher Hitchens, éditorialiste de l’hebdomadaire de gauche The Nation, intervint sur le même registre, cette fois pour stigmatiser Noam Chomsky. Ce dernier avait commis l’offense impardonnable de condamner la nature profondément réactionnaire du fondamentalisme islamique, mais en ajoutant que la CIA et ses alliés avaient auparavant recruté M. Ben Laden pour combattre les Soviétiques en Afghanistan, puis pour contribuer à nombre d’opérations de terreur en Russie et dans les Balkans. Par ailleurs, le traitement des Palestiniens par Israël, allié des Etats-Unis, et l’embargo américain contre l’Irak avaient, selon Chomsky, alimenté le flot des partisans d’Al-Qaida. En d’autres termes, ce n’était pas seulement la démocratie américaine qui était en cause, mais aussi les actions blâmables et la politique de gribouille des Etats-Unis.

25.

Christopher Hitchens wrote in similar tone in an attack on Noam Chomsky in the leftwing weekly The Nation. Chomsky described Bin Laden as a reactionary Islamic fundamentalist, but noted that the CIA and its allies had recruited him to fight the Soviets in Afghanistan, that he and his supporters had then spread an arc of terror through Russia and the Balkans, and that Israel’s harsh treatment of the Palestinians and America’s endless embargo against Iraq were among the factors feeding his hatred of the US. It wasn’t only American liberalism that had aroused Bin Laden’s anger, but its misdeeds too.

26.

Christopher Hitchens s’indigna de ce genre de mise en perspective : « Les artificiers de Manhattan représentent le fascisme à visage islamique et nul euphémisme ne doit occulter ce fait. Les bavardages faciles sur le thème du "Nous ne l’avons pas volé" ressemblent un peu aux saletés haineuses proférées par Falwell et Robertson (deux prédicateurs protestants qui avaient vu dans le 11 septembre la sanction divine pour l’« immoralité » de l’Amérique - avortement, homosexualité) et révèlent autant de profondeur intellectuelle. N’importe quel lecteur de cet hebdomadaire aurait pu se trouver dans un de ces avions, ou dans un de ces bâtiments, et même, oui, dans celui du Pentagone (10) . » Essayer de comprendre ce qui s’était produit revenant à justifier les auteurs de l’attentat, mieux valait se solidariser avec M. Bush et ne percevoir le « fascisme islamique » qu’en termes métaphysiques.

26.

But any effort at historical context was too much for Hitchens : “The bombers of Manhattan represent fascism with an Islamic face, and there’s no point in any euphemism about it. Loose talk about chickens coming home to roost is the moral equivalent of the hateful garbage emitted by Falwell and Robertson [two Christian fundamentalists who saw the 11 September attacks as divine retribution for US immorality], and exhibits about the same intellectual content. Any reader of this magazine could have been on one of those planes, or in one of those buildings - yes, even in the Pentagon” (9). Since to understand al-Qaida was to excuse it, the only self-respecting thing to do was to refuse to analyse it and to “solidarise” with an equally thoughtless Bush. Islamic fascism must be understood in metaphysical terms only.

27.

La célèbre déclaration du président américain, le 20 septembre 2001 (« Chaque pays de chaque région du monde doit désormais prendre une décision. Ou vous êtes avec nous ou vous êtes avec les terroristes »), n’aurait pas eu un tel impact si des membres influents de l’intelligentsia ne s’étaient pas empressés de défendre l’idée selon laquelle libéralisme américain et terrorisme étaient diamétralement opposés. Paul Berman avait trouvé le discours présidentiel « admirable » , « sérieux dans sa présentation, réaliste dans son exposé de la nature complexe de l’ennemi » . Pour lui, la solution au problème du terrorisme « dépendait de la possibilité d’opérer d’énormes changements dans la culture politique du monde arabe et islamique. (...) C’est une transformation qui demandera une panoplie d’actions de la part du monde libéral - des opérations militaires et de commando, un maintien de l’ordre permanent, des pressions économiques et bien d’autres choses encore (11) ».

27.

Bush’s famous statement on 20 September - “Every nation in every region now has a decision to make. Either you are with us or you are with the terrorists” - would not have had as much impact if leading members of the intelligentsia had not rushed into print with elaborate defences of the proposition that American liberalism and terrorism are diametrically opposed. For Berman, Bush’s words that evening were “admirable, serious in presentation, realistic in their account of the complex nature of the enemy.” The solution to the problem of terrorism, he wrote, “lies in effecting enormous changes in large parts of the political culture of the Arab and Islamic world ... It is a transformation that [will] require a vast range of actions on the part of the liberal world - military and commando raids when necessary and possible, constant policing, economic pressure, and much else” (10).

28.

Le terrorisme étant analysé comme un produit exclusif du Proche-Orient, il revenait à l’Occident de l’anéantir au moyen de pressions tant économiques que militaires. Corédacteur en chef de Dissent, Michael Walzer prétendit ainsi, après le 11 septembre, que ce qui rendait le terrorisme si spécifiquement mauvais, et donc parfaitement contraire aux valeurs libérales occidentales, c’était sa propension à frapper les civils innocents. Des civils qui, pour Walzer, étaient « parfaitement en droit d’espérer vivre aussi longtemps que tous ceux qui ne sont pas activement impliqués dans une guerre, dans l’esclavage, le nettoyage ethnique ou la répression politique brutale. On appelle cela l’immunité du non-combattant, principe fondamental non seulement de la guerre mais de toute politique digne. Ceux qui l’oublient ne cherchent pas seulement des excuses au terrorisme, ils ont déjà rejoint le rang des partisans de la terreur (12) ».

28.

The argument went that, since terrorism is exclusively a product of the Middle East, it is the job of the liberal West to crush it through a relentless application of military and economic pressure. Michael Walzer, co-editor of Dissent, argued after September that what made terrorism singularly evil, and hence antithetical to Western liberal values, was its penchant for targeting innocent civilians. Such people, said Walzer, “have every right to expect a long life like anyone else who isn’t actively engaged in war or enslavement or ethnic cleansing or brutal political repression. This is called non-combatant immunity, the crucial principle not only of war but of any decent politics. Those who give it up for a moment of schadenfreude are not simply making excuses for terrorism ; they have joined the ranks of terror’s supporters” (11).

29.

Pour Walzer, de larges fractions de la gauche américaine imagineraient que M. Ben Laden, parce qu’il a détruit un symbole mondialement reconnu de la prééminence économique américaine, serait leur allié dans la lutte anticapitaliste.

29.

Because he destroyed a worldwide symbol of American economic clout, Bin Laden must therefore be an ally in the anti-capitalist struggle - or so, Walzer maintains, broad sections of the American left believe.

30.

Mais qui sont ces gauchistes assez fous pour confondre un millionnaire fondamentaliste saoudien et un allié de la cause progressiste ? Lorsque nous lui avons demandé de nous désigner un de ces militants pervers, Walzer choisit Robert Fisk, correspondant du quotidien The Independent de Londres. Peu après le 11 septembre, dans un article publié par The Nation, Robert Fisk observait simplement qu’il était irréaliste de la part de l’Amérique d’escompter pouvoir rester éternellement à l’abri de la violence sur son propre territoire, après avoir soutenu nombre d’actes violents au Proche-Orient.

30.

But who are these leftists so foolish as to regard a millionaire Saudi fundamentalist as an ally in the progressive cause ? When I asked Walzer for an example of such leftwing gloating, he cited Robert Fisk, correspondent for the London-based Independent. Shortly after 11 September he had published an impassioned article in The Nation, saying that after sponsoring so much violence in the Middle East, it was unrealistic for the US to assume that it would remain forever immune to violence at home.

31.

« Demandez à un Arabe, écrivait Fisk, comment il réagit à la mort de milliers d’innocents et il - ou elle - répondra comme tout individu respectable que c’est un crime abominable. Mais il demandera également pourquoi nous n’utilisons pas les même termes pour qualifier les sanctions qui ont tué environ 500 000 enfants irakiens, et pourquoi nous ne nous révoltons pas devant l’invasion du Liban par Israël en 1982 au cours de laquelle 17 500 civils ont trouvé la mort (13). »

31.

Fisk wrote : “Ask an Arab how he responds to thousands of innocent deaths, and he or she will respond as decent people should, that it is an unspeakable crime. But they will ask why we did not use such words about the sanctions that have destroyed the lives of perhaps half a million children in Iraq, why we did not rage about the 17,500 civilians killed in Israel’s 1982 invasion of Lebanon” (12).

32.

Plutôt que de malveillance, il s’agissait donc, pour Fisk, de tenter de rappeler que les adversaires des Etats-Unis ne sont pas d’abord jaloux de leur libéralisme politique ou de leur puissance économique et que certains s’offusquent des aspects les moins respectables de la politique étrangère américaine.

32.

This was not gloating. It was just an effort to remind Americans that not everyone who dislikes the US is merely jealous of its freedom or economic clout : some people are justifiably outraged by the more unsavoury aspects of US foreign policy.

33.

Le rapport entre ce débat intellectuel et l’absence de contestation parlementaire est difficile à démêler. Une école de pensée estime que les membres du Congrès se moquent de ce que disent les intellectuels ; ils se soucieraient exclusivement de leurs électeurs et des quelques contributeurs politiques dont ils convoitent l’argent dans la perspective de leur campagne de réélection. Mais la politique américaine n’est pas à ce point prosaïque. En l’absence d’un véritable système de partis, les think tanks , les lobbies et les journaux intellectuels sont plus importants qu’on l’imagine. Ils formulent les questions politiques avant qu’elles n’atteignent le Congrès. C’est pourquoi les partisans de M. Bush ont travaillé si dur à contenir le débat dans des limites garantissant que n’en sortirait que ce qui leur convenait, que certaines questions seraient posées, d’autres non. La vraie nature du terrorisme, l’instrumentalisation par les Etats-Unis de personnages tels que M. Ben Laden, l’histoire du soutien américain au fondamentalisme islamique, autant de sujets écartés du débat.

33.

The relationship between opinions such as these and the lack of opposition on Capitol Hill is complex. There is a school of thought that holds that members of Congress do not care what intellectuals think : the only people they care about are the voters in their home districts and a small number of wealthy political contributors whose money they need for their re-election campaigns. Yet not even American politics are this philistine. In the absence of a strong party system, think tanks, lobbying groups and intellectual journals are more important than is generally assumed. Their role is to thrash out political issues long before they reach Capitol Hill, which is why supporters of Bush’s anti-terrorism crusade have worked so hard at shaping the debate to ensure that the outcome is to their liking, and that some questions are considered and others not. The real nature of terrorism, the US use of people like Bin Laden, its long record of support for religious fundamentalists, are topics now closed to discussion.

34.

Bien que le 11 septembre ait ébranlé le système politique américain, l’ordre idéologique a été promptement rétabli. Pourtant le comportement du président dans les jours qui suivirent l’attentat n’avait pas été rassurant. Plus il se laissait aller à la rhétorique machiste fustigeant des criminels qu’il voulait « morts ou vifs » et qu’il s’apprêtait à « débusquer » de leurs « tanières » , plus il ressemblait à un « enfant effrayé ». Mais il suffit à M. Bush de faire une apparition convaincante à la télévision le 20 septembre pour que les pontes de la politique et les journalistes dominants soupirent de soulagement. Le chef était de retour aux commandes.

34.

Although 11 September shook the American political system to the core, ideological control was quickly re-established. Bush’s behaviour in the first few days after the attack could not have been less impressive. The more he indulged in macho rhetoric about wanting the perpetrators “dead or alive” and “smoking them out” of their hiding places, the more like a scared child he seemed. When he gave a creditable performance in his televised 20 September address, pundits and opinion-makers sighed with relief. The commander-in-chief was again in control.

35.

Dans un système fondé sur une croyance quasi religieuse en la présidence et en la Constitution, la foi avait été restaurée. Le débat sur la nécessité de répondre militairement à l’attaque fut étouffé. L’examen du rôle des Etats-Unis dans la création d’Al-Qaida se trouva découragé. Mieux, le seul sujet de controverse admis fut de savoir si l’Amérique devait se contenter de faire la guerre à l’Afghanistan, ou l’étendre à d’autres pays. Et même là, le débat fut contrôlé.

35.

In a fundamentally religious system based on faith in the presidency and the constitution, belief had been restored. Debate over whether to respond militarily was stamped out. Analysis of the US’ own role in creating al-Qaida was discouraged. The only subject that would now be permitted was the relatively narrow one of whether to confine the war to Afghanistan or extend it to other countries too. Even there, as we have seen, debate was severely constrained.

36.

Il en irait de même pour la récente « Révision de la position nucléaire » du Pentagone relative à l’usage de l’armement nucléaire tactique contre des puissances non nucléaires tels l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord. Cette nouvelle position constitue un revirement de la politique américaine en la matière. Elle rend plus probable l’usage de l’armement nucléaire tactique dans les années à venir. Après avoir investi des milliards de dollars dans la fabrication de têtes nucléaires capables de détruire un bâtiment fortifié enfoui à des dizaines de mètres sous terre, le Pentagone pourra-t-il résister à l’envie d’utiliser de tels engins ?

36.

This is also the case with the Pentagon’s new Nuclear Posture Review concerning the use of tactical nuclear weapons against non-nuclear powers such as Iraq, Iran and North Korea. The new stance represents a dramatic change in US nuclear policy. It makes the use of tactical nuclear weapons in the years to come more likely. After spending billions of dollars to develop deep-burrowing nuclear warheads capable of destroying fortified bunkers hundreds of feet underground, how will the Pentagon be able to resist using such a device ?

37.

Là encore, le Congrès resta muet. Si la sénatrice démocrate de Californie, Mme Dianne 1996, et Loïc Feinstein, regretta cet empressement à trouver de nouvelles utilisations pour l’arsenal nucléaire américain, M. Thomas Daschle refusa de son côté de commenter la position du Pentagone. Un autre démocrate, M. Robert Graham, président du comité sénatorial sur le renseignement, prit le parti du Pentagone et ajouta que certains « groupes et pays qui combattent les intérêts américains se sont imaginé que les Etats-Unis sont un tigre de papier » . Pour cette raison, la nouvelle politique « semble faire un pas dans la bonne direction (14) ». Prouver que l’Amérique n’était pas un tigre de papier valait bien l’utilisation de quelques engins nucléaires.

37.

Yet debate on Capitol Hill is once again muted. Democratic Senator Dianne Feinstein of California deplored this eagerness to find new uses for the nuclear arsenal, but Daschle refused to comment. Another Democrat, Senator Bob Graham of Florida, pronounced himself in favour : “There are nations and groups adversarial to US interests that have gotten the mindset that the US is a paper tiger.” As a result, he added, the new policy “sounds like a step in the right direction”. If firing a few nukes is necessary to show that America is not a paper tiger, then so be it (13).

38.

Plus les Etats-Unis se mobilisent en faveur de la guerre, plus le peuple américain doit être convaincu de limiter sa vision du monde à un conflit entre le bien et le mal, le libéralisme occidental et le terrorisme islamique ou, plus sommairement encore, entre « eux » et « nous ». La nuance, l’équilibre et le sens de la réciprocité n’ont plus lieu d’être. La volonté d’appréhender le monde à partir de différents points de vue doit également être sacrifiée afin qu’un seul point de vue l’emporte. Et quiconque mettrait ce point de vue en cause doit être dénoncé pour avoir pris le parti des terroristes et exclu de la communauté des fidèles.

38.

The more the US mobilises for war, the more ordinary Americans must be persuaded to reduce their view of the world to good versus evil, Western liberalism versus Islamic terrorism or, most primitively, us versus them. Nuance, balance and any sense of reciprocity must cease. Learning to see the world from varying points of view must be eliminated so that only one view will predominate. Anyone who questions it must be denounced for siding with the terrorists and cast out of the community of faith.

39.

Si tous les Etats-nations institutionnalisent l’égoïsme national, c’est particulièrement vrai aux Etats-Unis. L’Amérique, a-t-on pu dire, n’a pour voisins que des puissances militaires insignifiantes, au nord et au sud, et des poissons à l’ouest et à l’est. Si le pays néglige l’opinion internationale, il existe aussi une raison idéologique. L’Amérique, à un degré ultime, s’est auto-inventée. La Constitution des Etats-Unis, pratiquement inchangée depuis sa rédaction en 1787, est un document utopique qui tente de réduire la politique à quelques principes éternels qui, une fois adoptés, transformeront l’Amérique en cette « union toujours plus parfaite » qu’évoque le préambule.

39.

All nation-states may institutionalise national egotism, but the US does so to an exceptional degree. America, it has been said, is a country bordered by insignificant military powers to the north and south and fish to the east and west. If it consistently disregards world opinion, it is because there is an ideological reason. To a unique degree, the US is a self-invented nation. The US constitution, largely unchanged since it was drafted in 1787, is a utopian document that seeks to reduce politics to a few eternal principles that, once adopted, will transform the US into an ever “more perfect union,” as the constitution’s preamble puts it.

40.

De cela découlent plusieurs choses relatives à la manière dont l’Amérique se considère et apprécie sa place dans le monde. Parce que ses principes fondateurs sont justes, le devoir des générations à venir est de veiller à ce qu’ils soient éternellement confirmés. Parce qu’ils sont moraux, l’Amérique est incapable de faire le mal tant que ces principes seront appliqués consciencieusement. En conséquence, les étrangers qui adhèrent à des postulats différents doivent être plaints ou réprimandés.

40.

This implies a number of things about how the US views itself and its place in the world. Because its founding principles are correct, it implies that the duty of all subsequent generations is to see to it that they are eternally upheld. Because they are just and moral, America is incapable of doing wrong as long as they are consistently applied. Foreigners who adhere to different principles are to be pitied or reviled.

41.

Comme le soulignait un voyageur européen, le duc de Liancourt, les Américains étaient convaincus dès 1790 « que rien de bon ne se fait et que personne n’est doté d’un cerveau ailleurs qu’en Amérique ; que l’esprit, l’imagination, le génie de l’Europe sont déjà tombés en décrépitude ». Deux siècles plus tard, le président William Clinton ne disait pas autre chose : « Il n’y a rien de mauvais en Amérique qui ne puisse trouver un remède dans ce que l’Amérique a de bon. » Pourquoi chercher ailleurs ?

41.

As a European visitor, the Duc de Liancourt, noted, Americans were convinced as early as the 1790s that “nothing good is done, and that no one has any brains, except in America ; that the wit, the imagination, the genius of Europe are already in decrepitude” (14). Or as President Bill Clinton characterised the national faith two centuries later, “There’s nothing wrong with America that can’t be cured by what’s right with America” (15). In which case there is no reason to look further afield.

42.

Le 11 septembre, Al-Qaida n’a pas seulement tué 3 000 personnes : elle a également déclenché une réaction politique en chaîne dont les grandes lignes n’étaient que trop prévisibles. Pour la plupart des Américains, M. Ben Laden et ses partisans n’ont pas uniquement déclaré la guerre aux Etats-Unis, ils ont également attaqué les principes éternels de justice et de liberté incarnés par les Etats-Unis, et qui sont à l’origine de leur grandeur. Ayant porté atteinte à la communauté spirituelle américaine, ils doivent être pourchassés et détruits.

42.

When al-Qaida killed 3,000 people on 11 September, it triggered a political chain reaction all too predictable. For most Americans Bin Laden and his followers did not just declare war on the US. They declared war on the eternal principles of justice and freedom that the US represents and that are the source of it greatness. They violated America’s community of faith. They must consequently be hunted down and destroyed.

43.

Le président Bush l’a expliqué dans son discours d’Atlanta, le 31 janvier : « Si vous ne chérissez pas au plus profond de vos coeurs les valeurs qui nous sont les plus chères, alors vous aussi vous êtes sur notre liste. (...) Certains se demandent ce que cela signifie. Cela signifie qu’ils feraient bien de faire le ménage chez eux. Voilà ce que cela veut dire ! Cela veut dire qu’ils feraient bien de respecter la loi ! Cela veut dire qu’ils feraient bien de ne pas terroriser l’Amérique et nos amis et alliés. Ou alors, la justice de ce pays s’appliquera également à eux. »

43.

As Bush declared, “If you don’t hold the values we hold dear true to your heart, then you, too, are on our watch list ... People say, what does that mean ? It means they better get their house in order, is what it means. It means they better respect the rule of law. It means they better not try to terrorise America and our friends and allies, or the justice of this nation will be served on them as well.”

44.

Un peu moins d’un an après le 11 septembre, le débat politique et intellectuel aux Etats-Unis tournait autour d’une seule idée : comment être certain que la « justice de ce pays » est faite ?

44.

Not yet a year after 11 September, political debate in the US revolves around a single purpose : how to ensure that justice - at least as America defines it - is done.

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