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1. Le Monde diplomatique - DÉCEMBRE 2002 - Pages 16 et 17 |
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1. Le Monde diplomatique - December 2002 |
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2. PLANÈTE EN DANGER |
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2. BEYOND THE LIMITS OF SUSTAINABLE GROWTH |
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3. Le développement durable, une notion pervertie |
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3. Earth on the market |
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4. Le Sommet mondial sur le développement durable, organisé par les Nations unies à Johannesburg (Afrique du Sud) fin août 2002, a mis en lumière les limites de ce concept. Lancé en grande pompe, le sommet n’a pas débouché sur des mesures contraignantes. En effet, de telles décisions nécessiteraient une remise en cause de la mondialisation libérale. Déjà, au sommet de Kyoto en 1997, la pression des grandes firmes et des Etats les plus pollueurs - tels les Etats-Unis - ont vidé de toute efficacité les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. De plus en plus détourné des buts affichés, le développement durable ne serait-il qu’un alibi pour maintenir une croissance par nature destructrice de l’environnement ? |
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4. Despite all the hype, the UN-sponsored world summit on sustainable development in South Africa in August could not introduce any real constraints because they would have meant re-examining globalisation. So could sustainable development just be a pretext for maintaining a growth that must be, by nature, destructive to the environment ? |
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5. Par SADRUDDIN AGA KHAN |
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5. by SADRUDDIN AGA KHAN (Original text in English) |
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6. Oncle de Karim Aga Khan IV et quarante-neuvième chef spirituel des ismaéliens, le prince Sadruddin Aga Khan a travaillé successivement à l’Unesco, puis comme haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, comme chargé de mission du secrétaire général des Nations unies et à la commission des droits de l’homme de l’ONU. Il préside la Fondation de Bellerive, qui se consacre notamment aux questions écologiques. |
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6. Sadruddin Aga Khan, who is uncle of Karim Aga Khan, the spiritual head of the Ismaelis, has worked for Unesco and as UN High Commissioner for Refugees ; he now heads the Bellerive Foundation which focuses on ecological questions |
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7. Par nature, le dogme du développement durable est trompeur : il égare nos esprits de la même manière que l’a fait, en son temps, l’idée que la Terre était plate, mais avec des conséquences infiniment plus graves pour notre survie. |
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7. THE dogma of sustainable development is inherently misleading, and now deludes us the way that the flat earth theory once did, but with implications far more dangerous for our future survival. |
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8. En effet, malgré tous les discours sur les besoins vitaux et la lutte contre la pauvreté - et en dépit de plusieurs décennies officiellement consacrées au développement -, le nombre de personnes qui vivent dans le dénuement le plus extrême continue d’augmenter. La notion de « durabilité » est devenue une pieuse incantation au lieu d’inciter à une action urgente et concrète comme cela aurait dû être le cas. |
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8. Despite all the rhetoric about basic needs and poverty alleviation, the number of people in extreme or absolute poverty increases over several decades officially dedicated to development. Sustainability has become a pious invocation, rather than the urgent call to action it should be. |
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9. Cependant, la réalité est là : 80 pays ont un revenu par tête inférieur à celui d’il y a dix ans ; le nombre de personnes qui vivent avec moins de 1 dollar par jour ne diminue décidément pas (1,2 milliard), tandis que celui des individus qui gagnent moins de 2 dollars par jour avoisine les 3 milliards. Il faudrait ainsi cent neuf ans à un pauvre pour obtenir ce que le joueur de football français Zinedine Zidane peut gagner en un jour ! |
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9. Those who promote sustainable development often do so while pretending to provide benefits to the poor nations of the South. Yet 80 countries now have per capita incomes lower than they had a decade ago, and the number of people living in poverty, defined as under a dollar a day, is stuck stubbornly at 1.2bn, while almost 3bn earn less than two dollars a day. On a daily wage of a dollar would take 109 years to earn what an international footballer receives in a day. |
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10. Le développement durable a été perverti de cinq manières : en premier lieu, par le monde des affaires, qui l’a rendu synonyme de croissance durable. Il s’agit là d’un oxymoron qui reflète le conflit entre une vision commerciale et une vision environnementale, sociale et culturelle du monde. Il est ainsi devenu un slogan pour les firmes multinationales et les milieux d’affaires. Pis, il a malencontreusement ouvert la voie à une « réaction verte », c’est-à-dire le détournement progressif du mouvement écologique par un prétendu « réalisme d’entreprise ». Le terme même d’écologiste comme celui de « défenseur de la nature » peuvent à présent désigner indistinctement ceux qui détruisent les forêts ou tuent les animaux pour récupérer leur peau. De telles pratiques sont désormais couvertes par des euphémismes douteux tels que rendements ou récolte des fruits de la faune et de la flore naturelles. |
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10. Sustainable development has been diverted by business, which has equated it with sustainable growth - an oxymoron that reflects the conflict between a mercantile vision of the world and an environmental, social and cultural vision. It has become a mantra for big business and multi-national corporations, unwittingly encouraging the gradual take-over of the environment movement by “corporate realists”. Terms like environmentalist or conservationist are now used even to describe those who indiscriminately clear forests or kill animals for their skins ; these activities are obscured by dubious euphemisms such as “yields”, or the “harvesting” of natural and wildlife resources. |
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11. En deuxième lieu, l’idée de développement durable a été pervertie par celle d’« utilisation durable », une abomination orchestrée par un courant promoteur d’un prétendu « usage rationnel », alors qu’il s’agit de masquer des pratiques totalement contraires. Ce mouvement sert d’alibi à des comportements destructeurs et a, de manière tout à fait regrettable, infiltré des instances-clés telles que la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) et la Commission baleinière internationale (CBI). Ainsi, l’« utilisation durable » des ressources marines signifie le meurtre des baleines tandis que l’« utilisation durable » de la faune naturelle a engendré une industrie très lucrative de la viande sauvage, notamment en Afrique. Les adeptes de l’utilisation durable espèrent convaincre les Africains et les Asiatiques pauvres de ne pas tuer des animaux qui leur rapportent l’équivalent de plusieurs années de salaire alors que les riches européens et américains, coureurs de trophées, les chassent pour le plaisir. |
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11. Sustainable development has also evolved into “sustainable use” - a euphemism invented by the “wise use” movement to hide activities which are the very reverse of wise. The formulation facilitates destructive use, and it has infiltrated key international events, including the convention on international trade in endangered species of wild fauna and flora and the International Whaling Commission (IWC). So sustainable use of marine resources means killing whales and sustainable use of native wildlife has created a multi-million dollar bushmeat industry, particularly in Africa. Those who believe in it hope to convince impoverished Africans and Asians not to kill wildlife for the equivalent of several years’ wages, while rich European and American trophy hunters kill the same animals for fun. |
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12. Certains écologistes, devenus « sérieux et scientifiques », se sont éloignés des questions morales telles que le commerce des fourrures ou les cirques (réservées aux idéalistes émotifs). Or une activité économiquement durable n’est pas pour autant souhaitable, ni même acceptable d’un point vue éthique. Dans une allocution devant les délégués de la CBI, le directeur général adjoint de l’Agence de pêches japonaises - également représentant de son pays à la CBI - a révélé que Tokyo avait signé des accords de pêche avec 8 pays et avait dépensé 400 millions de dollars en aides. Voilà qui s’appelle littéralement « aller à la pêche aux voix ». |
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12. Some conservationists who consider themselves serious and scientific have distanced themselves from ethical causes such as fur and circuses, which are reserved for emotional idealists. But whaling’s economic sustainability does not make it desirable or ethically acceptable. In a speech to IWC delegates, the assistant director general of Japan’s fishery agency - who is also Japan’s IWC commissioner - revealed that Japan had fishing agreements with eight countries and has spent $400m in aid : fishing for votes. |
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13. En troisième lieu, les entreprises des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) verseraient tous les ans quelque 80 milliards de dollars de pots-de-vin pour obtenir des avantages ou des contrats. Une somme comparable à celle qui permettrait, selon les Nations unies, d’éradiquer la pauvreté. Le commerce illicite d’animaux vivants et des produits dérivés de leurs carcasses est devenu la deuxième source de revenus, après le narcotrafic, pour le crime organisé dans le monde. Ce trafic, qui constitue effectivement une source de revenus à faibles risques, a déjà conduit des espèces telles que les rhinocéros et les tigres au bord de l’extinction. |
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13. Every year, businesses from Organisation for Economic Co-operation and Development countries pay huge amounts to win friends, influence and contracts. These bribes are conservatively estimated at $80bn a year, roughly the amount that the United Nations has suggested is needed to eradicate global poverty. The trade in banned animal products is second only to that in illegal narcotics, and has become a lucrative and low-risk sideline for international crime syndicates, as enforcement is lax and discovery rarely involves more than a nominal fine. Already the trade has pushed species such as tigers and rhinos to the verge of extinction. |
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14. En quatrième lieu, l’idée de développement durable favorise la mainmise des grandes firmes internationales. Le nouveau credo serait-il « celui qui paie le lobbyiste donne le ton » ? Qu’on songe simplement à l’échange de bons procédés avec le monde des affaires américain après l’élection de M. George W. Bush. Lors du Forum économique mondial de New York, en février 2002, M. Richard Parsons, président d’AOL - Time-Warner, a déclaré - sans apparemment trouver cela inquiétant ou anormal - qu’« à une époque, les Eglises avaient joué un rôle déterminant dans nos vies, ensuite ce furent les Etats, à présent c’est au tour des entreprises ». Partout, pour résoudre les maux de la planète, sont vantés les mérites de solutions fondées sur le marché : philanthropie, autocontrôle, responsabilité sociale des entreprises et codes de bonne conduite volontaires. Cependant, aucune de ces propositions ne saurait remplacer la responsabilité étatique, les politiques et la réglementation. |
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14. Sustainable development fosters the corporate takeover of governance. Perhaps the new maxim is he who pays the lobbyist calls the tune. Just look at the corporate quid pro quo exacted after George Bush’s election as United States president. Richard Parsons, head of Time-AOL, speaking at the world economic summit meeting in New York, declared (with no hint of anything worrying in the statement) that : “Once the church determined our lives, then the state, and now it’s corporations.” We hear constantly of the advantages of a market-based response to the world’s ills - philanthropy, self-regulation, corporate social responsibility and voluntary codes of conduct. None of these is an acceptable proxy for state responsibility, policy and control. |
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15. Même les Nations unies ont rejoint le mouvement en prenant des initiatives telles que Global Compact, avec la participation de cinquante des plus grandes firmes du monde. Comme The Guardian de Londres a pu l’écrire : « Les Nations unies sont en train de devenir une sorte de gendarme de l’économie mondiale, qui aide les entreprises occidentales à pénétrer de nouveaux marchés en contournant les règlements, seuls moyens de leur faire rendre des comptes. En faisant la paix avec les pouvoirs, l’ONU déclare la guerre à ceux qui n’en ont pas. » |
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15. Even the UN has acceded to this through initiatives such as the global compact with 50 of the world’s biggest, most controversial corporations. As the Guardian commented, the UN “appears to be turning itself into an enforcement agency for the global economy, helping Western companies to penetrate new markets while avoiding the regulations which would be the only effective means of holding them to account. By making peace with power, the UN is declaring war on the powerless.” |
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16. Enfin, la philosophie du développement durable a aussi abrité une idée exécrable : celle de consommation durable. Alors que partout on ne parle que d’argent et de consommation éhontée, ce vocable illustre à quel point la notion de durabilité s’est égarée sur les chemins de la novlangue chère à Orwell. Le développement durable, tel que défini par le rapport Brundtland, exige non pas de poursuivre la croissance actuelle mais de l’accélérer de cinq à dix fois. |
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16. The sustainable development philosophy has also fostered the abhorrent notion of “sustainable consumption”, which is sustainability as redefined in Orwellian newspeak. After the Brundtland Report, sustainable development means not a continuation of present growth patterns, but a five to ten-fold acceleration of it. |
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17. Huit cents millions de personnes souffrent de malnutrition tandis qu’un petit pourcentage s’étouffe de surnutrition. La question de l’industrie alimentaire met en lumière l’importance de sujets comme le consumérisme, les inégalités mondiales et l’affaiblissement des pouvoirs publics. L’ouverture d’un grand marché mondial au nom du libre-échange, les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le contrôle des aides consolident et centralisent l’industrie alimentaire : dix compagnies contrôlent 60 % de ce secteur (semences, engrais, pesticides, industrialisation, expédition). |
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17. Eight hundred million people suffer from malnutrition while a small percentage of the world’s population crams fast food. The food industry is a good example of consumerism, global disparities and the breakdown of governance. The opening of a great world market in the name of free trade, the rules of the World Trade Organisation and the disposition of grants, all promote the consolidation and centralisation of the food industry : 60% of the international sector in food is controlled by 10 companies dealing in seed, fertilisers, pesticides, processing, manufacture and shipment. |
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18. Il existe environ 200 traités internationaux sur l’environnement, dont les trois quarts ont été ratifiés au cours des trente dernières années. Toutefois, dans la plupart des cas, les engagements pris avec un grand battage médiatique - notamment à la conférence de Rio en 1992 - sont restés lettre morte. Pis, leur efficacité est trop souvent anéantie par leur caractère vague et le laxisme mis à les faire respecter. |
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18. There are now more than 200 treaties on the environment, three-quarters of which have been ratified during the last 30 years. But the commitments made with such publicity in Rio and elsewhere mostly remain a dead letter. Worse, the effectiveness of these agreements is too often undermined by vague commitments and lax enforcement. |
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19. Peut-être est-il même déjà trop tard pour toute « durabilité ». Beaucoup de processus sont probablement déjà irréversibles. La réponse aux crises environnementales, comme aux changements climatiques, n’attendra pas indéfiniment que nous disposions de données scientifiques « concluantes ». Il est peut-être temps de décréter un moratoire sur toutes les innovations scientifiques ou technologiques comportant un potentiel d’effets négatifs sur la planète et la société. |
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19. I wonder if it is not already too late for sustainable development. Many processes underway are probably irreversible. Climate change won’t wait while we procrastinate for conclusive scientific data. Perhaps the time has come to impose a moratorium on new scientific or technological innovations that have potentially negative implications for the planet and people. |
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20. Certes, la science - ou ce qu’on peut craindre de devoir appeler la science d’entreprise - paraît toujours sur le point de faire une découverte majeure qui, bien que semblant dangereuse, est immanquablement accompagnée d’un tintamarre de commentaires rassurants sur son potentiel bénéfique (pour soigner le cancer, renverser les changements climatiques ou supprimer la faim)... Si toutefois on maintient le flot des subventions à la recherche. |
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20. Science, or what we should increasingly call corporate science, always seems to be on the verge of a major breakthrough which, however ominous it may sound, will be accompanied by reassuring noises about its potential to cure cancer, reverse climate change or end world hunger if only we keep the research grants flowing. |
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21. Ne pouvons-nous pas prendre une nouvelle direction ? Une direction fondée sur la régénération plutôt que sur la durabilité d’un statu quo insoutenable, sur un bon « économat » (une sorte d’« économie économe ») de l’existant plutôt que sur le développement et la poursuite effrénée de la croissance ? L’économat présente l’avantage d’aller au-delà des simples principes économiques - si importants soient-ils - en restaurant un équilibre par une attention tout aussi soutenue à l’environnement, l’éthique et la spiritualité, qui sont les éléments vitaux de toute véritable et viable civilisation. |
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21. Can’t we identify a new direction ? One which places greater emphasis on regeneration rather than sustaining an untenable status quo ; on sound stewardship rather than development and pursuit of growth ? Stewardship goes beyond mere economic values, important as these may be, by restoring equilibrium and emphasising the environmental, ethical and spiritual values that are vital to any true and viable civilisation. |
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