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Le génome humain sauvé de la spéculation


Heritage of humanity (Nobel Prize for discoveries in genetics)

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1.

Le Monde diplomatique - DÉCEMBRE 2002 - Pages 28 et 29

1.

Le Monde diplomatique - December 2002

2.

HISTOIRE D’UNE AVENTURE SCIENTIFIQUE ET POLITIQUE

2.

NOBEL PRIZE FOR DISCOVERIES IN GENETICS

3.

Le génome humain sauvé de la spéculation

3.

Heritage of humanity

4.

En décernant, le 10 décembre, le prix Nobel de médecine 2002 à Sydney Brenner, H. Robert Horvitz et John Sulston pour leurs découvertes sur la régulation génétique du développement des organes et de la mort programmée des cellules, l’Académie Nobel de Stockholm récompense aussi trois des principaux acteurs de la formidable entreprise scientifique qui aboutira, courant 2003, à la mise dans le domaine public de l’intégralité de la séquence du génome humain. Une issue qui n’allait pas de soi, face aux appétits suscités par les brevets génétiques.

4.

The 2002 Nobel Prize in physiology or medicine was presented this month to John Sulston, Sydney Brenner and H Robert Horvitz for discoveries about the genetic regulation of organ development and programmed cell death. John Sulston is also a principal player in another remarkable scientific endeavour, the human genome project. The entire sequence of the genome will be made public next year, despite many obstructions because of greed over lucrative genetic patents.

5.

par JOHN SULSTON, Prix Nobel de médecine 2002, chercheur en biologie et fondateur de l’Institut Sanger, Cambridge (Royaume-Uni).

5.

by JOHN SULSTON , Biological researcher and founding director of the Sanger Institute, based in Cambridge (UK). (Original text in English)

6.

Point de départ du développement de chaque être humain, le génome devrait être considéré comme un potentiel à exploiter plutôt que comme une contrainte. Or beaucoup craignent, non sans raison, que l’on utilise à leur encontre les informations que recèle leur ADN. Les assureurs, notamment, cherchent à obtenir l’autorisation d’utiliser les résultats de tests génétiques passés par leurs clients avant de décider de leur proposer – ou refuser – tel ou tel contrat. Si la loi les y autorisait, des employeurs pourraient, à l’avenir, refuser d’embaucher un candidat qui ne se soumettrait pas préalablement à certains tests génétiques. Nous ne devons pas accepter cela.

6.

ALTHOUGH the genome is the starting point for human life, we should view it as a source of possibility rather than as a constraint. Many fear that individuals’ genetic information will be used against them, and these concerns should be taken seriously. Insurers are pushing for the right to use genetic test results in deciding whether or not to issue policies. If permitted by law, insurers and employers could make genetic testing a prerequisite for issuing policies or offering jobs. We should oppose such discrimination.

7.

Par ailleurs, en faisant leurs gros titres sur les miracles du code génétique qui « pourrait éradiquer toutes les maladies », les journaux ne font qu’apporter des déceptions quand, année après année, les gens continuent à souffrir du cancer, de maladies vasculaires ou de démence sénile.

7.

And since people continue to suffer from cancer, heart disease, senile dementia and other diseases, newspaper headlines such as “Miraculous gene code could eradicate all disease” will only lead to disappointment.

8.

Pour autant, le savoir génétique récemment accumulé est d’une valeur immense pour la biologie et la recherche médicale. C’est pourquoi il est important que la publication, célébrée mondialement le 26 juin 2000, du premier brouillon de la séquence du génome humain débouche sur une version définitive et complète de la séquence, afin que tous les chercheurs puissent se mettre à l’utiliser aussi tôt que possible. Dès son achèvement, courant 2003, cette séquence formera une archive et un point de référence permanents pour les scientifiques.

8.

Still, our recently acquired genetic knowledge is enormously valuable to the twin fields of biology and medical research. That is why it is so important to complete a definitive version of the preliminary human genome sequence - the draft version’s release was celebrated worldwide on 26 June 2000 - and to give researchers access to the data without delay. The sequence will be completed sometime next year and should become a permanent scientific archive and reference tool.

9.

Le Projet génome humain aura-t-il une incidence sur nos choix alimentaires et notre façon de vivre ? Dans les sociétés occidentales, on y verra certainement une immense aubaine commerciale ; il m’arrive de faire ce cauchemar où les gens choisissent leur restaurant en fonction de leur génotype...

9.

The genome will undoubtedly have a huge impact on people’s choice of diet and lifestyle. In Western societies this will be a major marketing opportunity : I fear that people will begin choosing restaurants according to their genotype.

10.

De manière plus réaliste, les dix années à venir apporteront de nouveaux traitements ciblant mieux les maladies actuellement très difficiles à soigner. Prenons un exemple, actuellement à l’étude à l’Institut Sanger : l’équipe de chercheurs dirigée par Mike Stratton examine les tumeurs cancéreuses pour voir comment elles diffèrent, sur le plan génétique, des tissus normaux. En effet, il est souvent plus facile de tuer une cellule morbide que de la soigner ; les informations génétiques devraient nous aider à repérer des cibles spécifiques sur les cellules cancéreuses, vers lesquelles diriger le traitement afin de les détruire de manière sélective, et ainsi réduire les effets secondaires et améliorer les taux de rémission.

10.

In all likelihood we will develop new drug treatments for hard-to-treat diseases over the next decade. For example, Mike Stratton’s cancer team at the Sanger Centre is currently screening tumours to see how they differ genetically from normal tissues. In many cases it is still easier to kill a cell than to cure it. Genome information may help drugs find targets on cancer cells and destroy cells selectively, leading to fewer side-effects and better remission rates.

11.

Le séquençage du génome représente une avancée formidable pour la connaissance, au niveau moléculaire, du corps humain. Mais il n’en est que le début, pas l’achèvement ; nous ne connaissons encore ni la composition de la plupart des gènes, ni le lieu ni le moment où ils sont exprimés sous forme de protéines. Le génome seul ne suffit pas à comprendre tout cela, mais il constitue une boîte à outils où chacun pourra puiser. La prochaine étape est la découverte de la totalité des gènes, de leur localisation, la compréhension de leur signification et, surtout, l’analyse de leurs mécanismes de contrôle.

11.

Genome sequencing is a major step forward for our knowledge of the human body at the molecular level. Yet we are only in the early stages. We still do not know what most of the genes look like, nor do we know when or where they are expressed as proteins. The genome by itself does not provide answers to any of these questions. Nevertheless, the information is available to everyone as a resource tool. The next step is to track down all the genes, determining their significance, their location and how their control signals work.

12.

En novembre 1995, l’équipe de Mike Stratton, qui travaillait alors à l’institut britannique de recherche sur le cancer (ICR), découvrit dans l’une des familles de cancer du sein qu’elle étudiait une mutation semblant pouvoir être associée au gène nommé BRCA2. La région du génome entourant ce gène n’était séquencée que depuis deux semaines lorsque l’équipe confirma la mutation, ajoutant qu’elle en avait trouvé cinq autres. Mike Stratton s’empressa de faire publier la découverte dans la revue Nature , tout en se gardant, jusqu’au dernier moment, de l’annoncer à ses collaborateurs. Toutefois, malgré ces précautions, l’entreprise américaine Myriad, basée dans l’Utah (Etats-Unis), réussit à obtenir une quantité suffisante d’informations pour localiser le gène et Mark Skolnick, son directeur scientifique, n’hésita pas à formuler une demande de brevet... la veille de la publication.

12.

In November 1995 Stratton’s team at the United Kingdom-based Institute of Cancer Research (ICR) found a mutation in one of their breast-cancer gene “families”, apparently connected with the BRCA2 gene. The region containing that gene had just been sequenced at the Sanger Institute, and within two weeks the ICR team had not only confirmed the discovery but found five more mutations. Stratton moved fast to publish the findings in the international weekly scientific journal Nature, keeping them secret from his colleagues until the last minute. But despite his efforts, some information reached Utah-based Myriad Genetics Inc in the United States, which then located the gene. Myriad’s chief scientific officer, Mark Skolnick, then filed a patent application - on the day before the ICR paper was published.

13.

Craignant qu’elles ne soient l’objet d’une date exploitation commerciale, l’ICR décida de faire breveter les mutations découvertes. De son côté, Myriad revendiquait la paternité de la totalité de BRCA2, ainsi que du gène BRCA1, que ses chercheurs furent les premiers à cloner. Elle ouvrit alors un laboratoire d’analyses médicales. Le brevet obtenu, elle menaça de traîner en justice tout autre laboratoire situé sur le territoire des Etats-Unis qui utiliserait, pour dépister le cancer du sein, l’un de ces gènes. Cette politique lui permet d’être le seul laboratoire à effectuer ce dépistage (facturé environ 2 500 dollars), et de concéder aux autres laboratoires, pour quelque 200 dollars le test, des licences sur des versions simplifiées de ce dépistage.

13.

With the threat of commercialisation looming, the ICR moved to patent the mutations it had discovered. At the same time, Myriad used its own patent applications to claim rights to the BRCA2 gene as well as to the entire BRCA1 gene, which Myriad’s scientists were the first to clone. Myriad set up a commercial diagnostic laboratory, and once its patents were granted, the company threatened legal action against any other United States laboratory using either gene for breast cancer screening. This meant that Myriad had the only lab that could perform such screening, at a cost of nearly $2,500 per patient. The company also had the right to grant licences to other labs to carry out simpler procedures at a cost of $200 per test.

14.

Mais un des tests de Myriad porte précisément sur la mutation de BRCA2 découverte à l’ICR, une mutation que l’on retrouve communément chez les juifs originaires d’Europe centrale et orientale. « La présence de cette mutation chez les juifs ashkénazes constituait la trame de notre article original , explique Mike Stratton. On peut donc dire qu’aujourd’hui, aux Etats-Unis, Myriad facture une mutation que nous avons découverte. » Pilule difficile à avaler pour Mike, lui-même d’origine ashkénaze.

14.

One of Myriad’s tests focused on a mutation discovered by the ICR affecting the BRCA2 gene, commonly found among Ashkenazi Jews from central and eastern Europe. “The Ashkenazi A mutation was the framework for our original paper,” says Professor Stratton. “Myriad is claiming a fee for a mutation that we discovered.” As an Ashkenazi Jew, Stratton found this especially galling.

15.

Cette façon de s’estimer propriétaire des tests de dépistage pour les deux gènes BRCA, et surtout de les faire payer, signifie que Myriad alourdit la facture totale de la santé. De plus, lorsque les chercheurs auront compris de quelle manière les mutations des gènes BRCA1 et 2 causent la croissance des tumeurs, ils pourront peut-être créer de nouvelles thérapies. Mais Myriad sera alors la seule entreprise habilitée à mettre ces thérapies sur le marché...

15.

By claiming proprietary rights to the diagnostic tests for the two BRCA genes and charging for the tests, Myriad is adding to total health-care costs. Even worse, once scientists really understand how the BRCA1 and 2 mutations cause tumours to grow, they might be able to devise new therapies. But because of its patents, Myriad has exclusive marketing rights.

16.

Tout au long de cette formidable entreprise qu’a été le Projet génome humain, nous avons été confrontés à la question de la propriété des produits de la recherche. Dès 1995, l’approche agressive de la firme Myriad, même si l’on en ignorait encore toutes les conséquences, nous fit entrevoir la route où nous entraînerait l’importance donnée au profit commercial et aux brevets. Il était clair que la communauté internationale des chercheurs devait s’engager à laisser dans le domaine public toutes les informations sur la séquence du génome humain, pour éviter de les disséminer çà et là au gré d’accords passés avec des entreprises.

16.

Throughout the formidable task of sequencing the human genome, we were faced with the question of research-related proprietary rights. Although the full impact of Myriad’s aggressive approach was unclear in 1995, it was clear where a focus on commercial profit and patents would lead. What was needed was a commitment from the international sequencing community to make all genome information publicly available and not to parcel it out via individual deals between companies and researchers.

17.

Nous organisâmes une rencontre internationale pour fixer un partage des tâches et établir des normes de gestion des données. La rencontre, tenue aux Bermudes - le choix de ces îles britanniques, proches des Etats-Unis, préfigurant l’entrée en politique internationale de notre domaine scientifique -, s’avéra très constructive. C’était la première fois que les chercheurs de notre discipline échangeaient sans restriction leurs idées. L’ampleur du projet nous obligeait à travailler ensemble – personne ne pouvait espérer effectuer tout seul l’ensemble du séquençage. Chacun inscrivit donc, sur des bouts de papier, les régions du génome sur lesquelles il avait l’intention de travailler, et tous les doublons furent éliminés.

17.

We decided to hold an international meeting to hammer out a strategy deciding who would do what, and how to manage the data. The UK selected Bermuda, close to the US, as the site of the meeting. This was our introduction to the world of international politics. The meeting was extremely constructive, since it was the first opportunity for researchers to compare notes freely. We were forced to work together because nobody at that time could complete the sequencing alone. Everyone arrived with pieces of paper stating their intentions to sequence a particular region of the genome, and during the meeting we resolved the overlapping claims.

18.

A l’époque, nous n’avions prévu aucun mécanisme de publication de résultats préliminaires ; les bases de données publiques n’acceptaient que des données finies. Or, même dans un état brut, les brouillons de séquence que nos machines produisaient pouvaient s’avérer utiles, très vite, à d’autres chercheurs désireux de localiser un gène ou de vérifier une hypothèse. A l’institut Sanger, pour l’humain comme pour le ver, nous avions décidé de diffuser sur notre site Internet toutes les données produites, afin que chacun puisse les télécharger pour en faire ce qu’il jugeait utile. Nos seules exigences étaient que le caractère préliminaire des informations soit explicite dans toute utilisation, et que leur provenance soit citée dans toute publication.

18.

At that time there was no mechanism for loading preliminary data into public databases, which were set up for finished data only. Even in raw form, the human genome sequence data obtained from our machines might prove useful to other researchers seeking to localise genes or to check hypotheses. As we had done with the nematode, we made all of our data available electronically from our own sites at the Sanger Institute, so that people could download information and do with it as they saw fit. We merely asked them to recognise that the data was preliminary and to acknowledge us as the source in any publications.

19.

Aux Bermudes, il nous fallait faire accepter ce principe de la libre diffusion des données, faute de quoi nul ne pourrait faire confiance à l’autre. L’unanimité était assez improbable ; certains des chercheurs présents, dont Craig Venter, avaient déjà forgé des liens avec des sociétés commerciales et pouvaient donc s’opposer à l’idée de tout livrer au public sans rien recevoir. Pourtant, debout devant le tableau blanc, j’écrivais, j’effaçais et je réécrivais - et nous réussîmes à rédiger une déclaration. Le Wellcome Trust, principal sponsor de notre centre, a conservé une photo du tableau où sont inscrits trois points :

19.

The principle of data availability had to be endorsed at the Bermuda meeting or else mutual trust would have been impossible. At first I thought it unlikely that everyone would come to an agreement. Several of those present, including Craig Venter of the Institute for Genomic Research (TIGR), already had links to commercial organisations and might oppose the idea of giving everything away to the public, with nothing in return. But as I stood at the white board, scribbling away, erasing and rewriting, we eventually came up with a statement. The Wellcome Trust - a medical research charity and the Sanger Institute’s main financial backer - still has a photo of that handwritten statement with its three bullet points :

20.

- diffusion automatique des assemblages des séquences de plus de mille bases (si possible sous 24 heures) ;

20.

- Automatic release of sequence assemblies larger than 1 kb (preferably within 24 hours).

21.

- publication immédiate des séquences annotées finies ;

21.

- Immediate publication of finished annotated sequences.

22.

- objectif : rendre toute la séquence librement accessible, dans le domaine public, à la fois pour la recherche et le développement, dans le but de maximiser les avantages pour l’ensemble de la société.

22.

- Aim to make the entire sequence freely available in the public domain for both research and development in order to maximise benefits to society.

23.

Au moment où, avec Bob Waterston, de l’université Washington à Saint-Louis (Etats-Unis), nous rédigions cette charte en compagnie de nos confrères, notre collègue Michael Morgan était en réunion avec des représentants d’agences de financement, pour leur demander de soutenir cette démarche. Sous le nom de « principes des Bermudes », celle-ci forme désormais, à quelques modifications près, le point de référence de tous les grands projets de séquençage financés sur fonds publics.

23.

While Bob Waterston of St Louis’s Washington University and I were drafting the statement together with our colleagues, another colleague, Michael Morgan, was meeting with representatives from the funding agencies to secure support for our initiative. What I had written on the board, with minor modifications, became known as the Bermuda principles, and these have since served as the benchmark for publicly funded large-scale sequencing projects.

24.

Les principes de libre accès et de diffusion instantanée signifient que tous les biologistes du monde peuvent utiliser les données, les convertir – pour finalement créer de nouvelles inventions pouvant éventuellement être brevetées. Mais la séquence elle-même, une fois diffusée sous sa forme brute dans le domaine public, devient impossible à breveter. Quel encouragement ce fut que de voir un si grand nombre de personnes d’accord sur le fait de considérer la séquence du génome comme « patrimoine de l’humanité » ! Cette expression fut ensuite adoptée, en 1997, dans le premier article de la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme à la Conférence générale de l’Unesco.

24.

The principles of accessibility and on-the-spot release mean that anyone in the international biological community can use the data and ultimately turn them into new inventions that are eligible for patents. But when the raw sequence is released publicly, it will be unpatentable. It promised well that so many people came to share a vision of the genome sequence as the heritage of humanity, as stated in Article 1 of the universal declaration on the human genome and human rights, which emerged from Unesco’s general conference in 1997.

25.

Au cours du XXe siècle, un fossé s’est créé entre les sciences et les lettres. On ne considère généralement plus les sciences comme faisant partie du domaine culturel. L’une des raisons en est la confusion croissante entre la science et la technologie, et la soumission de la première aux intérêts de la seconde. Ainsi, les scientifiques sont poussés à exploiter commercialement leurs productions, sans considération pour les conséquences de ce choix sur l’ensemble de la société.

25.

The 20th century saw a split between the sciences and the humanities. Many no longer perceive science as a manifestation of culture. One reason is that science has become increasingly equated with technology ; in many quarters technological development represents science’s sole purpose. Scientists are encouraged to capitalise on their discoveries commercially, regardless of the social consequences.

26.

Mais la séquence du génome est une découverte, pas une invention. Comme une montagne ou un torrent, c’est un objet naturel qui existait déjà – pas avant nous, certes, mais avant que nous nous rendions compte de sa présence. Pour moi, la Terre est un bien commun, et même si nous y érigeons des barrières, il est préférable qu’elle n’appartienne à personne. Si une région prend de l’importance parce que son paysage est particulièrement beau ou parce qu’elle abrite des espèces rares, alors oui, il faut la protéger en tant que bien commun.

26.

The genome sequence is a discovery, not an invention. Like a mountain or a river, the genome is a natural phenomenon that existed, if not before us, then at least before we became aware of it. I believe that the Earth is part of the common good ; it is better off not owned by anyone, even though we may fence off small parts of it. But if an area proves important because it is especially scenic or is home to some rare species, then it should be protected in the public interest.

27.

Bien entendu, nous débattrons toujours de l’équilibre nécessaire entre les terres privées et publiques ; nous nous querellerons sur leur utilisation. Ce problème, quand on parle du génome humain, est plus aigu encore, car chacun de nous porte en soi sa copie personnelle et unique du génome humain. Mais personne ne peut prétendre être le propriétaire d’un gène, car cela voudrait dire qu’il détiendrait aussi l’un de mes gènes. Personne ne peut dire « Eh bien, partageons nos gènes », parce que chacun de nous a besoin de tous ses gènes. L’obtention d’un brevet, certes, n’octroie pas la propriété d’un gène au sens strict ; mais le brevet confère le droit d’empêcher les autres d’utiliser ce gène dans toute activité commerciale.

27.

To be sure, there will always be arguments concerning the balance between private and public lands and how they should be used. The human genome is an extreme example. We all carry our personal copies of the genome, and each portion of it is unique. You cannot say that you own a gene because you would then own one of my genes as well. And you cannot say that we can share our individual genes because we need every single one of our genes. A patent may not grant literal ownership of a gene but it does specifically bestow the right to prevent others from using that gene for commercial purposes.

28.

A mon sens, la mise en place de restrictions légales et de droits de propriété autour des gènes devrait être strictement limitée à l’application sur laquelle le chercheur travaille, lorsqu’il se trouve à l’étape d’invention. Car tout autre chercheur pourrait se décider à travailler sur une application différente, nécessitant l’accès à ce même gène. Or il n’est pas possible d’ inventer un gène humain. Il faut donc conserver à la connaissance sur les gènes – leur séquence, leur fonction, etc. – un caractère précompétitif. Le système des brevets, après tout, n’a- t-il pas été en partie créé pour stimuler la concurrence ? De plus, les applications les plus indispensables d’un gène naissent souvent au bout de longues recherches, loin des premières utilisations faciles : il ne s’agit donc pas uniquement d’une question de principe.

28.

Placing legal or proprietary restrictions on genes should be confined strictly to current applications or to inventive steps. Someone else may choose to work on another application and may thus need to have access to the same gene. Inventing human genes is impossible. So every discovery relating to genes - their sequence, functions and everything else - should be placed in the pre-competitive arena. After all, one goal of the patent process is to stimulate competition. The most valuable gene-related applications are often far removed from the first easy steps. So this is a matter of science, not just a matter of principle.

29.

En mars 2000, par exemple, la société Human Genome Sciences (HGS) annonça qu’elle avait obtenu un brevet sur le gène CCR5, qui code pour l’un des récepteurs de la surface des cellules. Or, au moment où cette société avait déposé sa demande de brevet, elle ignorait à quoi servait ce récepteur. Le brevet n’était pas encore attribué quand un groupe de chercheurs, financés sur fonds publics et travaillant pour le National Institute of Health (NIH) américain, découvrit que certaines personnes dont le CCR5 était défectueux présentaient une résistance naturelle à l’infection par le VIH, le virus du sida. En d’autres termes, le gène CCR5 semblait être l’une des portes d’entrée permettant au VIH de pénétrer dans les cellules. Dès que HGS entendit parler de cette découverte, elle se lança dans des expériences qui lui permirent de confirmer ce rôle, et se fit délivrer le brevet. La société se revendiquait donc propriétaire de tous les droits d’utilisation de ce gène, pour toute application. Elle put ainsi vendre des licences d’utilisation à plusieurs entreprises pharmaceutiques cherchant à développer des médicaments et des vaccins.

29.

In March 2000 Maryland-based Human Genome Sciences Inc (HGSI), a company set up alongside TIGR in 1992, announced that it had been granted a patent on the CCR5 gene, which encodes a receptor on the surface of cells. When HGSI initially applied for its patent it did not know how this receptor functioned. While the patent was pending, a group of publicly funded researchers at the US National Institutes of Health (NIH) discovered that some people with CCR5 gene defects were resistant to infection with the AIDS virus (HIV). CCR5 appeared to be one of the gateways the virus uses to invade cells. As soon as they found out about the NIH discovery, HGSI confirmed the role of CCR5 through experiments and obtained the patent. HGSI asserted its proprietary rights to use the CCR5 gene for any purpose and then sold licences to several pharmaceutical companies to develop drugs and vaccines.

30.

Mais qui était à l’origine de l’étape créatrice ? L’entreprise qui, par hasard, était tombée sur le bon gène ? Ou les chercheurs qui avaient détecté que, chez certaines des personnes résistantes au VIH, ce gène présentait des défauts ?

30.

But who took the inventive step ? Was it the company that made a lucky match with the right gene ? Or was it the researchers who determined that HIV-resistant individuals had a defective gene ?

31.

Quand les brevets entravent la recherche William Haseltine, PDG de Human Genome Sciences, estime que les brevets stimulent le progrès dans la recherche médicale, et que le brevet du CCR5 pourra promouvoir la création d’un nouveau traitement ou d’un vaccin. Pourtant, une étude menée auprès de chercheurs de laboratoires universitaires américains montre que nombre d’entre eux ont renonc à travailler sur certains gènes de peur de devoir s’acquitter de royalties exorbitantes – ou de se voir traîner en justice.

31.

William Haseltine, HGSI’s chief executive officer, argues that patents stimulate progress in medical research, and that the CCR5 patent may well lead to a new drug or vaccine for HIV. But a survey of researchers at US university labs found that many of them have been deterred from working on particular gene targets, fearing that they might have to pay hefty licence fees (or royalties) to companies or risk lawsuits.

32.

Aux Etats-Unis, les directives concernant l’octroi de brevets génétiques ont été clarifiées, et, afin d’éloigner les candidatures les plus spéculatives, donnent une définition un peu plus stricte du terme « utilité » qu’elles employaient – l’utilisation doit être « substantielle, spécifique et crédible » . Pourtant, on continue à octroyer des brevets pour des séquences, expliquant qu’elles peuvent être utilisées, par exemple, comme sondes pour détecter le gène responsable d’une maladie. La directive européenne sur les brevets, approuvée par le Parlement européen en 1998, insiste sur le fait qu’une séquence ou un morceau de séquence ne peuvent être brevetés comme « composition de la matière » qu’une fois recréés in vitro – par exemple clonés dans une bactérie, ce qui est une des méthodes que nous avons mises en oeuvre pour le séquençage.

32.

The US recently clarified its guidelines on granting gene patents to provide a somewhat tighter definition of utility - use must now be “substantial, specific and credible”. But the guidelines still allow sequences to be patented since they can be used as probes to detect genes responsible for various diseases. The European patent directive, approved by the European parliament in 1998, states that a sequence or partial sequence of a gene is only eligible for a “composition of matter” patent when it can be replicated outside the human body (in vitro), for example copied in bacteria, as we do for human genome sequencing.

33.

Cet argument m’a toujours paru absurde : l’essence d’un gène est l’information – la séquence – et le fait de la copier sous un autre format ne change rien. C’est comme si l’on prenait un livre relié, qu’on en publiait le contenu sous forme de livre de poche, et qu’on estimait en être propriétaire parce que la reliure est différente.

33.

This argument has always seemed absurd to me. The essence of a gene is the information it provides - the sequence. Copying it into another format makes no difference. It is like taking a hardback book written by someone else, publishing it in paperback and then claiming authorship because the binding is different.

34.

Le nombre de demandes de brevets pour des gènes (humains ou non) a désormais dépassé le demi-million. Plusieurs milliers de brevets ont été accordés. Pourtant la question des brevets génétiques reste complexe et confuse. Aux Etats-Unis, le Bureau des brevets et des marques déposées estime que la découverte d’un gène est brevetable. Il décernait même, avant la récente réforme, des brevets pour des fragments dont la seule utilité était celle de « sonde génétique ». Le Bureau européen des brevets, quant à lui, était plus sceptique, mais en 1998 l’Union européenne décida d’autoriser explicitement l’octroi de brevets pour les séquences génétiques. Plusieurs Etats membres, dont la France, se sont opposés à la directive. D’autres, comme le Royaume-Uni, pensent au contraire qu’il faut encourager une approche plus libérale sur les brevets, pour que les industries européennes restent concurrentielles avec celles des Etats-Unis.

34.

The number of applications for gene patents on humans and other organisms has now passed the half-million mark, and several thousand such patents have been granted. Nevertheless, the issue of gene patents remains complex and confused. The US Patent and Trademark Office (USPTO) still maintains that a gene discovery is patentable. Until the recent changes, the USPTO granted patents even for partial gene fragments whose only claimed utility was as gene probes. The European Patent Office remained unconvinced about gene patents until the European Union issued its 1998 biotechnology patent directive, which explicitly permitted the patenting of gene sequences. Several EU member states, including France, are opposed to the EU directive, while other EU members, such as the UK, maintain a more neo-liberal line on patenting so that their biotechnology industries remain competitive with those in the US.

35.

Il est illusoire de penser qu’une argumentation morale ou même juridique aurait permis, à cette période, d’atteindre une solution équitable. Pour empêcher le morcellement de la séquence par des intérêts privés, il fallait la rendre publique : elle obtiendrait ainsi le statut, dans le jargon des bureaux de brevets, d’« antériorité » (prior art) et deviendrait, de ce fait, impossible à breveter. C’est ce que le consortium international de laboratoires réuni sous le nom de Projet génome humain a réussi à faire pour la séquence brute. Nous voulons maintenant hisser la barre encore plus haut, en rendant publiques le maximum d’informations, non seulement sur la séquence des gènes, mais aussi sur leurs fonctions.

35.

I realised long ago that trying to reach an equitable solution using moral or even legal arguments was doomed to failure. The best way to prevent the sequence being carved up by private interests was to place it within the public domain so that, in patent office jargon, as much as possible became “prior art” and thus unpatentable by others. The international sequencing consortium, while working on the human genome project, succeeded in doing just that with respect to the raw sequence data. Now we are raising the bar by placing as much information as possible about the annotated gene sequence and gene function in the public domain.

36.

Certains ont proposé de tracer une ligne de démarcation entre le vivant, qui ne serait pas brevetable, et l’inerte, qui le serait. Partageant leurs inquiétudes, et estimant qu’il est urgent de placer de la valeur non commerciale sur les choses vivantes, je pense toutefois que cette séparation n’est pas justifiée. En effet, le fossé qui existait auparavant entre la biologie et la chimie est en train de se combler, rendant ce distinguo de moins en moins tenable. Faut-il accepter les brevets sur les souris transgéniques et les plants de coton ? Certes non, mais pas uniquement parce que ce sont des formes de vie ; la raison la plus profonde est que nous n’avons pas inventé ces organismes – nous avons uniquement découvert les modifications spécifiques qui les rendent sensibles au cancer (pour la souris) ou résistants aux infestations (pour le coton).

36.

Some have proposed drawing a patent line between life and non-life. While agreeing with the concerns, and with the urgent need for a value other than a commercial one to be placed on living things, I think there is no case for this particular line. Because the chasm that previously existed between the biological and the chemical is closing, such a distinction will not be sustainable. We should not be patenting whole life forms, such as transgenic mice or cotton plants - and not just because they are living organisms. A sounder reason is this : we did not invent these organisms, only the specific modification that made the mice susceptible to cancer or the cotton resistant to pests.

37.

L’avenir de la biologie est fortement lié aux avancées de la bio-informatique – ce domaine de recherche qui vise à collecter sous forme numérique toutes sortes de données biologiques, pour tenter d’appréhender le vivant dans sa globalité et d’en tirer des prédictions. En permettant un large accès aux données, cette discipline permettra aux biologistes expérimentaux d’intégrer leurs résultats et de les relier aux travaux des autres chercheurs. Pour que cette entreprise passionnante sur le plan scientifique mais aussi riche d’avancées médicales puisse aller de l’avant, les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l’instar du modèle des « sources ouvertes » pour les logiciels. Les questions scientifiques sont trop complexes pour qu’on les attaque de façon fragmentée, avec des données en quantité limitée et des clés d’accès toujours détenues par une entreprise.

37.

The future of biology is strongly tied to that of bioinformatics, a field of research that collects all sorts of biological data, tries to make sense of living organisms in their entirety and then makes predictions. If this data is freely accessible, bioinformatics will allow experimental biologists to complement the work of other researchers and to connect with them. If we wish to move forward with this fascinating endeavour, which will undoubtedly translate into medical advances, the basic data must be freely available for everyone to interpret, change and share, as in the open-source software movement. The situation is too complex for a piecemeal approach, with limited amounts of data released at a time and with a single entity holding the access keys.

38.

Nos sociétés occidentales traversent une période d’intensification de la croyance dans la propriété privée, au détriment du bien public. Pourtant, tout démontre notre incapacité à prendre des décisions collectives sensées en nous fondant sur la concurrence commerciale. L’appât du gain a ainsi presque réussi à privatiser le génome, notre code ADN commun – et cette menace pèse toujours. Dans cette lutte, la ténacité du projet public a fait de la séquence du génome humain le socle d’un système d’informations biologiques ouvert et libre, qui permettra d’accroître nos connaissances à une vitesse incomparable. C’est là le patrimoine, inaliénable, de l’humanité.

38.

The saga of the human genome project proves that publicly financed science is extremely effective because it is so intensely competitive. The project’s success also refutes the widespread notion that only private industry is capable of carrying out large-scale research.

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