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Arundhati Roy, Assiéger l’Empire


Arundhati Roy, Resistance is never futile

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1.

Le Monde Diplomatique – mars 2003 – page36

1.

Le Monde diplomatique - March 2003

2.

Assiéger l’Empire

2.

Resistance is never futile

3.

Par ARUNDHATI ROY

3.

By ARUNDHATI ROY (Original text in English)

4.

Écrivaine indienne, auteure, notamment, de Ben Laden, secret de famille de l’Amérique, Gallimard, Paris, 2001, et de Le Dieu des petits riens , Gallimard, Paris 2000 (prix Booker 1997). Cet article reprend les éléments de la conférence prononcée le 27 janvier 2003 par l’auteure, lors du Forum social mondial de Porto Alegre.

4.

Arundhati Roy is a writer, author of The God of Small Things, HarperCollins, 1997, for which she won the Booker prize. This is an extract from her speech to the World Social Forum at Porto Alegre in January 2003)

5.

Quand on parle d’Empire, de quoi s’agit- il exactement ? Du gouvernement des Etats-Unis et de ses satellites européens, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international (FMI), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et des firmes transnationales ? L’Empire n’est-il que cela ? N’a-t-il pas, dans de nombreux pays, engendré des excroissances subsidiaires, des sous-produits dangereux tels que le nationalisme, le fanatisme religieux, le fascisme et, bien sûr, le terrorisme, qui marchent la main dans la main avec le projet de mondialisation libérale ?

5.

WHAT do we mean by the idea of confronting “empire” ? Does “empire” mean the government of the United States (and its European satellites), the World Bank, the International Monetary Fund, the World Trade Organisation, the multinational corporations ? Or is it something more than that ? “Empire” has sprouted subsidiary identities in many countries, and produced dangerous byproducts : nationalism, religious bigotry, fascism, terrorism. All are in alliance with the project of corporate globalisation.

6.

Pour illustrer mon propos, je vais prendre le cas de la plus grande démocratie du monde : l’Inde, actuellement à la pointe de l’offensive néolibérale. Son marché d’un milliard d’habitants a été ouvert au forceps par l’OMC. Le gouvernement et les élites du pays font leurs délices des privatisations et de la dictature des marchés et des entreprises géantes. Il n’est nullement fortuit que le premier ministre, le ministre de l’intérieur et le ministre du désinvestissement (c’est-à-dire des privatisations) - ceux-là mêmes qui avaient signé un accord avec Enron, qui bradent les infrastructures de l’Inde aux transnationales, qui veulent privatiser l’eau, l’électricité, le pétrole, le charbon, l’acier, la santé, l’éducation et les télécommunications - soient tous des membres ou partisans du Corps national des volontaires (RSS), organisation hindoue de droite et ultra-nationaliste qui, dans le passé, n’a pas caché son admiration pour Hitler et ses méthodes.

6.

India, the world’s biggest democracy, is now at the forefront of the corporate globalisation project. The WTO is prising open its market of a billion people. The Indian government and elite are welcoming corporatisation and privatisation. It is no coincidence that India’s prime minister, home minister, and “disinvestment” minister - men who signed the deal with Enron in India, men who are selling the country’s infrastructure to corporate multinationals, men who want to privatise water, electricity, oil, coal, steel, health, education and telecommunication - are all members or admirers of the RSS, a rightwing, ultra-nationalist Hindu guild that openly admires Hitler.

7.

En Inde, le démantèlement de la démocratie avance au même pas de charge et avec la même efficacité qu’un plan d’ajustement structurel. La mise en oeuvre du projet néolibéral à l’échelle globale disloque l’existence des populations ; les privatisations massives et les « réformes » du travail chassent les paysans de leurs terres et les salariés de leurs emplois. Des milliers d’agriculteurs ruinés se suicident en absorbant des pesticides. De tout le pays parviennent des informations sur les famines mortelles. Pendant que l’élite poursuit son voyage vers une destination imaginaire, quelque part au sommet du monde, les pauvres sont pris dans la spirale du crime et du chaos. L’histoire nous enseigne que ce climat de frustration et de désillusion nationale constitue le terreau idéal du fascisme.

7.

In India democracy is being dismantled with the speed and efficiency of a structural adjustment programme. The project of corporate global isation destroys lives in India, and massive privatisation and labour “reforms” push people off their land and out of jobs. Hundreds of impoverished farmers have committed suicide by drinking pesticide. There are reports of starvation deaths from all over the country. While the elite ascend to an imaginary destination somewhere near the top of the world, the dispossessed fall into crime and chaos. History tells us this climate of frustration and national disillusionment is the perfect breeding ground for fascism.

8.

Les deux bras du gouvernement ont pris l’Inde en tenaille. Pendant que l’un s’affaire à mettre le pays à l’encan, morceau par morceau, l’autre, pour détourner l’attention, orchestre les hurlements du choeur du nationalisme hindou et du fascisme religieux. Il procède à des essais nucléaires, réécrit les livres d’histoire, brûle les églises et démolit les mosquées. La censure, la surveillance, la suspension des libertés civiles et des droits humains, les tentatives visant à définir qui est citoyen indien et qui ne l’est pas, en particulier en raison de son appartenance à une minorité religieuse, sont devenues autant de pratiques courantes.

8.

The two arms of the Indian government have achieved perfect pincer action. One sells India off in chunks, and the other, to divert attention, orchestrates a howling chorus of Hindu nationalism and religious fascism. Nuclear tests are being conducted, history rewritten, churches burnt and mosques demolished. Censorship, surveillance, the suspension of civil liberties and human rights, the redefinition of Indian citizenship (particularly with regard to religious minorities) : these are all becoming common practice.

9.

En mars 2002, dans l’Etat du Gujarat, 2 000 musulmans ont été massacrés lors d’un pogrom organisé par les autorités. Les femmes ont été spécialement visées : déshabillées, violées en série avant d’être brûlées vives. Les émeutiers pillèrent les boutiques, les maisons, les ateliers de textile et les mosquées, puis les incendièrent. Plus de 150 000 musulmans ont été chassés de leurs foyers, et la base économique de leur communauté complètement détruite. Pendant que le Gujarat était mis à feu et à sang, le premier ministre de l’Inde faisait la promotion de ses nouveaux poèmes sur la chaîne MTV.

9.

In March 2002, 2,000 Muslims were butchered in a state-sponsored pogrom in the state of Gujarat. Muslim women, specially targeted, were stripped and gang-raped, then burned alive. Shops, homes, textile mills, and mosques were looted and burned. More than 150,000 Muslims were driven from their homes. The economic base of their community was devastated. While Gujarat burned, the Indian prime minister was on MTV promoting his new poems.

10.

En janvier 2003, le gouvernement du Gujarat, qui avait orchestré le massacre, remporta les élections avec une confortable majorité. Personne n’a été puni pour ces atrocités. M. Narendra Modi, qui en avait été le concepteur, et qui revendique avec fierté son appartenance au RSS, a entamé son deuxième mandat de premier ministre de l’Etat. S’il s’était agi de M. Saddam Hussein, il va de soi que chacune des barbaries commises aurait fait l’ouverture du journal de CNN. Comme ce n’est pas le cas, et comme le « marché » indien est ouvert aux investisseurs internationaux, ce massacre ne constitue même pas un embarrassant fait divers. Pourtant, l’Inde compte plus de 100 millions de musulmans. L’horloge d’une bombe à retardement s’est mise en route sur notre terre millénaire.

10.

This January the government that organised the killings was voted back into office with a comfortable majority. Nobody has been punished for genocide. Narendra Modi, architect of the pogrom, and proud member of the RSS, has begun his second term as the chief minister of Gujarat. Were he Saddam Hussein the atrocities would have been seen on CNN. But since he is not - and since the Indian market is open to global investors - the pogrom is not even an embarrassing inconvenience. There are more than 100 million Muslims in India. A time bomb is ticking in our ancient land.

11.

Tout cela pour récuser le mythe selon lequel le marché sans entraves abolirait les barrières nationales : il ne menace pas la souveraineté des Etats, il détruit simplement la démocratie. Au fur et à mesure que s’accroissent les disparités entre riches et pauvres, la lutte pour l’accaparement des ressources s’intensifie. Pour que prospèrent les arrangements de copains et de coquins ; pour faire passer sous la coupe des grandes entreprises les champs que nous cultivons, l’eau que nous buvons et l’air que nous respirons, la mondialisation libérale a besoin, dans les pays pauvres, d’une confédération de gouvernements autoritaires, corrompus et aux ordres, afin d’y imposer des « réformes » impopulaires et d’y tuer dans l’oeuf les mutineries.

11.

So it is a myth that the free market breaks down national barriers. The free market does not threaten national sovereignty, it undermines democracy. As the disparity between the rich and the poor grows, the fight to corner resources intensifies. Corporate globalisation, to push through its sweetheart deals, to corporatise the crops we grow, the water we drink, the air we breathe, and the dreams we dream, needs an international confederation of loyal, corrupt, authoritarian governments in poorer countries to pass unpopular reforms and quell mutinies.

12.

[Phrase non traduite]

12.

Corporate globalisation (let’s call it by its name, imperialism) needs a press that pretends to be free and courts that pretend to dispense justice.

13.

Pendant ce temps, les pays du Nord verrouillent leurs frontières et accumulent les armes de destruction massive. Après tout, il leur faut veiller à ce que soient uniquement globalisés le capital, les biens, les brevets et les services. Pas la libre circulation des personnes. Pas le respect des droits humains. Pas les traités internationaux contre la discrimination raciale, les armes chimiques et atomiques, l’effet de serre ou le changement climatique. Surtout pas, à Dieu ne plaise, la justice.

13.

All the while the countries of the North harden their borders and stockpile weapons of mass destruction. They have to ensure that only money, goods, patents and services are global ised. Not the free movement of people. Not respect for human rights. Not treaties on racial discrimination or chemical and nuclear weapons or greenhouse gas emissions or climate change - or justice.

14.

L’Empire, c’est tout cela : cette confédération aux ordres, cette obscène accumulation de pouvoir, cette distance considérablement accrue entre ceux qui prennent les décisions et ceux qui les subissent. Notre combat, notre objectif, notre vision d’un autre monde possible passent par l’élimination de cette distance. Comment donc résister à l’Empire ?

14.

This is all “empire” : this loyal confederation, this accumulation of power, this increased distance between those who make the decisions and those who suffer from them. Our fight, our vision of another world, must be to eliminate that distance. So how do we resist “empire” ?

15.

Nous ne nous en tirons pas si mal. Nous avons remporté des victoires majeures, notamment en Amérique latine : à Cochabamba, en Bolivie ; lors du soulèvement d’Arequipa, au Pérou ; au Venezuela, où le président Hugo Chávez tient bon malgré tous les efforts du gouvernement américain. M.Luiz Inacio « Lula » da Silva est devenu président du Brésil. Et le monde entier a les yeux tournés vers le peuple argentin, qui essaie de reconstruire un pays sur les décombres des ravages provoqués par le FMI. En Inde, le mouvement contre la mondialisation libérale monte en puissance, et il est en train de devenir la seule force politique susceptible de contrer le fascisme religieux.

15.

The good news is that we are not doing too badly in resisting. There have been major victories, especially in Latin America. In Bolivia there was Cochabamba and in Peru the uprising in Arequipa. In Venezuela President Hugo Chavez is holding on, despite the US government’s best efforts. Lula da Silva has become president of Brazil. The world is looking to the people of Argentina, trying to refashion a country after the havoc done by the IMF. In India the movement against globalisation is gathering momentum and is poised to become the only real political force against religious fascism.

16.

Nous savons cependant que, sous le vaste dais de la « guerre contre le terrorisme », s’activent les hommes en complet gris. Pendant que les bombes s’abattent sur nous et que les missiles de croisière strient les cieux, des contrats sont en train d’être signés, des brevets déposés, des oléoducs installés, des ressources naturelles pillées, de l’eau privatisée.

16.

But we also know that behind the slogans of the war against terrorism, men in suits are at work. While bombs rain down, and cruise missiles skid across the skies, we know that contracts are being signed, patents registered, oil pipelines laid, natural resources plundered, water privatised.

17.

Mais l’Empire est maintenant à découvert, et trop horrible pour se regarder lui-même dans un miroir. Avant le 11 septembre 2001, les Etats-Unis d’Amérique avaient une histoire secrète, surtout pour leurs propres citoyens. Mais, désormais, ces secrets font partie de l’histoire et sont dans le domaine public. Nous savons que chacun des arguments utilisés pour lancer la guerre contre Bagdad est un mensonge. Le plus grossier d’entre eux est le prétendu souci d’apporter la démocratie aux Irakiens. Tuer les gens pour les sauver de la dictature ou de la corruption idéologique est certes une vieille pratique du gouvernement américain.

17.

However the “empire” is now out in the open and too ugly to face its own reflection. Before 11 September 2001 the US had a secret history, secret especially from Americans. But now those secrets are history, and that history public know ledge. We know that every argument used to escalate the war against Iraq is a lie, the most ludicrous being the US government’s commitment to bring democracy to Iraq. Killing people to save them from dictatorship or ideological corruption is an old US governmental habit.

18.

Personne n’a le moindre doute sur le fait que M. Saddam Hussein est un impitoyable dictateur, un assassin dont les pires exactions ont, en leur temps, bénéficié de l’appui des gouvernements américain et britannique. Il est certain que les Irakiens auraient tout à gagner à s’en débarrasser. Mais, à ce compte, le monde aurait aussi tout à gagner à se débarrasser d’un certain M. Bush.

18.

Nobody doubts that Saddam Hussein is a dictator, a murderer whose worst excesses were supported by the governments of the US and United Kingdom. Iraq would be better off without him. But, then, the whole world would be better off without President George Bush.

19.

Que pouvons-nous faire ? Nous pouvons aiguiser notre mémoire, apprendre de notre histoire. Nous pouvons continuer à construire une opinion publique qui se fera entendre. Nous pouvons faire voir M. George Bush, M. Anthony Blair et leurs « alliés » pour ce qu’ils sont : de lâches assassins de bébés, des empoisonneurs d’eau potable, de pusillanimes lanceurs de bombes, mais à distance. Nous pouvons réinventer la désobéissance civile de mille manières. Quand M. Bush nous dit : « Vous êtes avec nous ou avec les terroristes », nous devons lui faire savoir que les peuples du monde n’ont pas à choisir entre un malfaisant Mickey Mouse et des mollahs fous.

19.

What can we do ? We can improve our memory, learn from our history. We can build public opinion until it becomes overwhelming. We can expose George Bush and Tony Blair, and their allies, as baby killers, water poisoners, and cowardly long-distance bombers. We can re-invent civil disobedience in a million ways. When Bush says “you’re either with us or you are with the terrorists,” we can refuse his choices. We can let him know that the people of the world do not need to choose between a malevolent Mickey Mouse and mad mullahs.

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