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1. Le Monde Diplomatique – mars 2003 – pages 1, 20 et 21 |
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1. Le Monde diplomatique - March 2003 |
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2. CRISE MONDIALE AUTOUR DE L’IRAK |
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2. GLOBAL CRISIS OVER IRAQ |
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3. L’autre Amérique |
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3. The alternative United States |
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4. En vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité décide que « l’Irak n’a pas saisi la dernière possibilité qui lui était offerte par la résolution 1441 ». Ce texte de la proposition déposée par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Espagne, s’il était adopté, donnerait le feu vert au déclenchement de la guerre. S’y opposent notamment la France, l’Allemagne et la Russie, qui affirment que les conditions pour l’usage de la force ne sont pas réunies et que le désarmement effectif et complet de Bagdad peut encore être obtenu pacifiquement. |
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4. [A paragraph has been added in the French translation] |
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5. Cette fracture au sein du Conseil de sécurité ne reflète pas l’état de l’opinion publique internationale. Celle-ci, dans son immense majorité, en Europe de l’Ouest comme de l’Est, dans le monde arabe et musulman, dans les pays du Sud, exprime une opposition déterminée à une invasion, comme l’ont démontré les manifestations massives du 15 février à travers la planète. Même aux Etats-Unis, derrière l’unanimisme de façade, rendu possible par l’incroyable soumission à l’égard du pouvoir des médias américains, s’exprime une autre Amérique : celle qui dit non à l’aventure militaire. |
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5. The rift in the United Nations Security Council does not reflect the world’s true opinion : people across Europe, the Islamic world and in the South, firmly oppose war in Iraq and told the United States so through huge worldwide demonstrations in February. Even inside the US itself, behind the show of unanimity staged by the media subservient to the government, there is another America that rejects the likely military adventure in Iraq. |
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6. Par EDWARD W. SAID |
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6. By EDWARD W. SAID (Original text in English) |
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7. Professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et impérialisme ,Le Monde diplomatique - Fayard, Paris, 2000. |
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7. Edward W Said is professor of comparative literature at Columbia University (New York) ; among his books are Culture and Imperialism,(Vintage Books, US, 1994) and The End of the Peace Process (Granta Books, 2002) |
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8. Au début de février, un entrefilet dans les journaux signalait que le prince Walid Ibn Talal venait de faire don de 10millions de dollars à l’université américaine du Caire pour l’établissement d’un département d’études américaines. Ce jeune milliardaire saoudien avait déjà versé, sans qu’on lui demande quoi que ce soit, 10millions de dollars à la ville de New York après les attentats du 11septembre 2001. Dans sa lettre, il indiquait que ce don se voulait un hommage à la ville, mais il suggérait aussi que les Etats-Unis devraient peut-être repenser leur politique au Proche-Orient, une référence à leur soutien inconditionnel à Israël, mais aussi à l’ensemble de leur politique de dénigrement - ou en tout cas de manque de respect - de l’islam. |
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8. A SMALL news item reported that Prince Walid Ibn Talal of Saudi Arabia had donated $10m to the American University of Cairo to establish a centre of American studies. The young billionaire had offered an unsolicited $10m to New York City soon after 11 September 2001, with a letter that described the gift as a tribute to New York and suggested that the United States might reconsider its policy towards the Middle East. He had in mind the total, unquestioning US support for Israel, but his polite proposition seemed also to cover the general policy of denigrating, or at least showing disrespect for, Islam. |
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9. Saisi d’une crise de rage, M. Rudolph Giuliani, alors maire de New York (ville dont la population juive est la plus importante du monde), a retourné le chèque au prince sans cérémonie, dans un geste de mépris que l’on pourrait qualifier de raciste, qui se voulait à la fois insultant et de jubilation malveillante. En défendant une certaine image de New York, il pensait contribuer personnellement au courage dont sa ville faisait preuve et confirmait le refus de principe à toute ingérence extérieure. Tout en flattant, bien sûr, un électorat juif prétendument unanime, au lieu de chercher à l’éduquer. |
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9. In rage, Rudolph Giuliani, then mayor of New York (which has the largest Jewish population of any city in the world), returned the cheque, with an extreme, and I would say racist, contempt, meant to be insulting. On behalf of a certain image of New York, he was upholding its bravery and principled resistance to outside interference. And pleasing, rather than trying to educate, a purportedly unified Jewish constituency. |
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10. Ce comportement grossier ressemble à son refus en 1995, deux ans après la signature des accords d’Oslo, d’accepter la présence de M. Yasser Arafat au Philharmonic Hall pour un concert auquel toutes les personnes présentes aux Nations unies avait été invitées. La réponse du maire de New York au don du jeune Saoudien était prévisible ; elle est caractéristique des basses manoeuvres sensationnalistes des politiciens les plus médiocres des grandes villes américaines. Bien que l’argent ait été destiné à l’usage d’une ville blessée par une terrible atrocité et qui en avait bien besoin, le système politique et ses principaux acteurs mettent Israël au-dessus de tout. |
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10. His behaviour was in accord with his refusal in 1995, well after the Oslo signings, to admit Yasser Arafat to Philharmonic Hall for a concert to which everyone at the United Nations had been invited. So what he did in response to the gift of the young Saudi Arabian was predictable. Although the money was intended, and greatly needed, for humanitarian aid in a city wounded by a terrible atrocity, the US political system and its actors put Israel ahead of everything, whether or not Israel’s amply endowed and well-mobilised lobbyists would have done the same thing. |
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11. Personne ne sait quelle aurait été la réaction de la communauté juive s’il n’avait pas rendu l’argent, car il eut la présence d’esprit de devancer la mise en mouvement du mécanisme, pourtant bien huilé, du lobby pro-israélien. Comme l’a souligné la célèbre romancière et essayiste Joan Didion, dans un article de la New York Review of Books (1), un principe de base de la politique étrangère américaine, qui remonte au président Roosevelt, veut que l’on soutienne, contre toute logique, à la fois la monarchie saoudienne et l’Etat d’Israël. A tel point, ajoute-t-elle, que « nous sommes incapables de mettre en question quoi que ce soit qui puisse nuire à nos relations avec l’actuel gouvernement d’Israël » . |
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11. No one knows what would have happened if Giuliani had not returned the money ; but as things turned out, he had pre-empted the pro- Israeli lobby. As the novelist Joan Didion wrote in the New York Review of Books (1), it is a staple of US policy, as first articulated by FD Roosevelt, that America has tried against all logic to maintain both a contradictory support for the Saudi monarchy and for the state of Israel ; so much so that “we have become unable to discuss anything that might be seen as touching on our relationship with the current government of Israel”. |
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12. Cette anecdote confirmera peut-être une vision presque complètement fictive des réalités américaines à partir desquelles les dirigeants et politiciens arabes, et leurs conseillers, pourtant souvent formés aux Etats-Unis, définissent la politique de leurs pays. Cette conception est tout sauf cohérente ; elle tourne autour de l’idée qu’au fond « les Américains » décident de tout, même si dans le détail, cela recouvre un éventail vaste, voire embrouillé, d’opinions diverses, allant de l’idée que l’Amérique n’est qu’une conspiration juive à la conviction qu’elle n’est qu’une fontaine intarissable d’innocence, de bonté et d’aide aux victimes, ou encore qu’elle est dirigée de A à Z depuis la Maison Blanche par la figure olympienne d’un homme blanc incontesté. |
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12. Those stories about Prince Walid show a continuity rare in Arab views of the US. For at least three generations, Arab leaders, politicians and their more-often-than-not US-trained advisers have formulated policies for their countries with, at basis, a near-fictional, fanciful idea of what the US is. The basic idea, far from coherent, is about how Americans run everything ; the idea’s details encompass a wide, jumbled range of opinions, from seeing the US as a conspiracy of Jews, to believing that it is a bottomless well of benign help for the downtrodden, or that it is utterly ruled by an unchallenged white man sitting, Olympian-like, in the White House. |
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13. Pendant les vingt années où j’ai fréquenté M. Yasser Arafat, j’ai essayé à de nombreuses reprises de lui expliquer que l’Amérique était une société complexe avec toutes sortes de courants, d’intérêts, de pressions, et d’histoires particulières, qu’elle était loin d’être dirigée comme la Syrie, par exemple, que c’était un modèle de pouvoir et d’autorité différent qui méritait qu’on l’étudiât. J’ai enrôlé feu mon ami Eqbal Ahmad, doté d’une grande connaissance de la société américaine et qui était peut-être le meilleur théoricien et historien des mouvements de libération nationale. Je voulais qu’avec d’autres experts il discute avec M. Arafat afin de développer un modèle plus subtil, dont les Palestiniens auraient pu se servir lors de leurs contacts préliminaires avec le gouvernement des Etats-Unis à la fin des années 1980. Sans succès. |
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13. I recall many times during the 20 years that I knew Arafat well trying to explain to him that the US was a complex society with many currents, interests, pressures, and histories in conflict within it. It was not ruled in the way that Syria was : a different model of power and authority needed to be studied. I enlisted a friend, the late scholar and political activist, Eqbal Ahmad, who had expert knowledge of US society (and was perhaps the world’s finest theorist and historian of anti-colonial national liberation movements), to talk to Arafat and bring other experts to develop a more nuanced model for the Palestinians during preliminary contacts with the US government in the late 1980s. To no avail. |
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14. Eqbal Ahmad avait étudié les relations entre le FLN et la France durant la guerre de 1954-1962 ainsi que la manière dont les Nord-Vietnamiens avaient négocié avec M. Henry Kissinger durant les années 1970. Le contraste était stupéfiant entre la connaissance précise, détaillée, de la société métropolitaine par le FLN et par les Vietnamiens, et la connaissance presque caricaturale que les Palestiniens avaient de l’Amérique (fondée principalement sur des on-dit et une lecture sommaire de Time ). M. Arafat ne rêvait que d’une chose : être invité personnellement à la Maison Blanche et discuter directement avec ce Blanc parmi les Blancs, M. William Clinton. Pour lui, c’était l’équivalent de ses face-à-face avec l’Egyptien Hosni Moubarak ou le Syrien Hafez ElAssad. |
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14. Ahmad had studied the relationship of the Algerian FLN (Front de libération nationale) with France during the war of 1954-62, as well as the way in which the North Vietnamese had negotiated with Henry Kissinger in the 1970s. The contrast between the scrupulous, detailed knowledge of the metropolitan society which these Algerian and Vietnamese insurgents had, and the Palestinians’ caricatured view of the US (based on hearsay and cursory readings of Time) was stark. Arafat’s obsession was to go into the White House and talk to that whitest of white men, President Bill Clinton, which, Arafat thought, would be the equivalent of getting things done with Mubarak of Egypt or Hafez al-Assad of Syria. |
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15. En attendant, M. Clinton se révélera à la fois la créature et le maître de la politique étrangère américaine, il saura embrouiller les Palestiniens grâce à son charme et à son habileté manoeuvrière. Ceux-ci en payèrent le prix sans modifier pour autant leur vision de l’Amérique. Pour ce qui est de faire de la résistance, faire de la politique, dans ce monde où il ne reste plus qu’une seule superpuissance conquérante, les choses sont restées en l’état depuis plus d’un demi-siècle. La plupart d’entre eux lèvent les bras au ciel comme des amants déçus : l’Amérique est sans espoir, disent-ils souvent. |
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15. If Clinton revealed himself as the master-creature of US politics, overwhelming and confusing the Palestinians with his charm and his manipulation of the system, so much the worse for Arafat and his men. Their simplified view of the US was unchanged, and it remains so today. As for resist ance or knowing how to play the game of politics in a world with only one superpower, matters remain as they have done for more than half a century. Most people throw up their hands in despair - “the US is hopeless, and I don’t ever want to go back there”. |
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16. L’autre facette de cette histoire, plus encourageante, vient de la nouvelle stratégie du prince Walid, qui finance ce centre de recherches. Je sais que, à part quelques cours et quelques séminaires sur la littérature et la politique américaines éparpillés parmi les universités du monde arabe, il n’y a jamais rien eu qui ressemble à un centre universitaire pour l’analyse systématique et scientifique des Etats-Unis, de son peuple, de sa société, de son histoire. Même pas dans des institutions comme les universités américaines du Caire et de Beyrouth. |
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16. The more hopeful story is the one about Prince Walid’s change of direction, about which I can only surmise. Apart from a few courses on US literature and politics throughout the universities of the Arab world, there has never been anything like an academic centre for the systematic, scientific analysis of the US, its people, society, and history. Not even in institutions like the American Universities of Cairo and Beirut. This may be true throughout the third world, and even in some European countries. |
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17. Pourtant, dans un monde sous l’emprise implacable d’une grande puissance aux pouvoirs illimités, il est urgent de connaître sa tourbillonnante dynamique interne. Ce qui inclut une bonne maîtrise de sa langue - que très peu de dirigeants arabes pratiquent. Oui, l’Amérique est le pays des McDonald’s, de Hollywood, des jeans, du Coca-Cola et de CNN, produits d’exportation que l’on retrouve partout grâce à la mondialisation et à ce qui semble être la soif inextinguible du monde entier pour des articles de consommation facile et commode. Mais nous devons aussi comprendre d’où cela vient et comment, en fin de compte, interpréter les processus culturels et sociaux qui l’engendrent. Car le danger qu’il y a à penser les Etats-Unis de façon trop simpliste, statique, réductrice, saute aux yeux. |
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17. To live in a world gripped by such an unbound great power as the US there is a vital need for as much knowledge as possible about its swirling dynamics. And that includes an excellent command of the English language, something few Arab leaders possess. The US is the country of McDonald’s, Hollywood, CNN, jeans and Coca-Cola, all available everywhere through globalisation, multinational corporations, and the world’s appetite for articles of easy consumption. But we must be conscious of their source, and how the cultural and social processes from which they derive can be interpreted, especially since the danger of thinking about the US too simply and statically is obvious. |
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18. Partout dans le monde, des pays rétifs courbent l’échine sous les coups de matraque de l’Amérique, qui se prépare à une guerre profondément impopulaire contre l’Irak (ou, dans le cas de l’Italie et de l’Espagne, s’allient avec elle par pur opportunisme). Sans les manifestations et protestations de masse qui ont explosé partout dans le monde, notamment le 15 février 2003, cette guerre ne serait rien d’autre qu’un acte sans opposition de domination grossier et cynique. Qu’elle soit contestée en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, mais aussi par beaucoup en Amérique montre que l’on est enfin en train de se rendre compte que les Etats-Unis - ou tout au moins la poignée d’hommes blancs judéo-chrétiens actuellement au pouvoir - sont déterminés à exercer leur hégémonie sur la planète. Alors que faire ? |
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18. As I write, much of the world is being bludgeoned into a restive submission by (or, as with Italy and Spain, an opportunistic alliance with) the US, as it readies itself for a deeply unpopular war against Iraq. But for the demonstrations and protests that have erupted at popular level around the world, the war would be a brazen act of un opposed domination. The degree to which it is contested by those many Americans, Europeans, Asians, Africans and Latin Americans who have taken to the streets suggests that at last some have awakened to the fact that the US, or rather the few Judaeo-Christian white men who currently rule its government, is bent on world hegemony. What are we to do ? |
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19. Je voudrais proposer une esquisse de l’extraordinaire panorama offert par les Etats-Unis, telle que peut l’observer l’Américain que je suis mais qui, en raison de ses origines palestiniennes, conserve la perspective d’un étranger. Je veux suggérer des façons de comprendre ce pays, pour mieux intervenir et, si la situation dans le monde le permet, résister à ce pays qui n’est pas le monolithe que l’on croit souvent. |
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19. I want to sketch the extraordinary panorama of the US now, as I see it as an insider, an American who has lived there comfortably for years, but who, by virtue of his Palestinian origins, still retains his perspective as a comparative outsider. My interest is to suggest ways of understanding, intervening in, and resisting a country that is far from the monolith it is taken to be, especially in the Arab and Muslim worlds. |
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20. Si chaque empire a son originalité et affirme sa détermination à ne pas répéter les ambitions surdimensionnées de ses prédécesseurs, les Etats-Unis revendiquent de surcroît leur altruisme sacro-saint et leur innocence bien intentionnée. A l’appui de cette illusion alarmante, toute une phalange d’intellectuels, naguère plus ou moins de gauche, se sont mobilisés. Dans le passé, ils s’étaient distingués par leur opposition à d’autres aventures militaires. Désormais, ils sont disposés à défendre la notion d’un empire vertueux, dans des styles divers, allant du patriotisme démagogique au cynisme sournois. |
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20. The difference between the US and the classic empires of the past is that, although each historical empire has asserted its determination not to repeat the overreaching ambitions of predecessors, this latest empire astonishingly affirms its sacrosanct altruism and well-meaning innocence. This alarming delusion of virtue is endorsed, even more alarmingly, by formerly leftwing or liberal intellectuals, who in the past opposed US wars abroad but who are now prepared to make the case for virtuous empire (the image of the lonely sentry is favoured), using styles from tub-thumping patriotism to cynicism. |
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21. Les événements du 11septembre 2001 ont joué leur rôle dans cette volte-face. Pourtant, ces attentats contre les tours jumelles et le Pentagone, si effroyables fussent-ils, sont traités comme s’ils venaient de nulle part, plutôt que d’un monde au-delà des mers rendu fou par les interventions et la présence militaires américaines. On ne peut approuver le terrorisme islamiste, détestable à tous égards, mais on peut observer que toute perspective historique et tout sens de la proportion ont bel et bien disparu des analyses orthodoxes de l’action américaine contre l’Afghanistan, et maintenant contre l’Irak. |
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21. The events of 11 September do play a role in this volte face. But it is surprising that the hor rible Twin Towers-Pentagon attacks are treated as if they had come from nowhere, rather than from a world across the seas driven crazy by US intervention and presence. This is not to condone Islamic terrorism, which is hateful in every way. But in all the pious analyses of US responses to Afghanistan, and now Iraq, history and a sense of proportion have disappeared. |
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22. Dans les interventions médiatiques de ces faucons « de gauche », le grand absent demeure la droite chrétienne (si semblable aux islamistes par sa ferveur et ses prétentions à la vertu), dont l’influence aux Etats-Unis est massive, voire décisive. Tirée principalement de l’Ancien Testament, la vision du monde de celle-ci est proche de celle d’Israël. L’une des bizarreries de l’alliance entre ces néoconservateurs zélotes de l’Etat juif et les extrémistes chrétiens est que ces derniers encouragent le sionisme, car il se propose de ramener tous les juifs sur la Terre sainte en vue du second avènement du Messie. Les juifs devront alors soit se convertir au christianisme soit être anéantis. On évoque rarement ces téléologies sanglantes et violemment antisémites, en tout cas jamais dans les rangs des juifs pro-israéliens. |
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22. The liberal hawks do not refer to the Christian right (so similar to Islamic extremism in its fervour and righteousness) and its massive, decisive presence in the US. Its vision derives from mostly Old Testament sources, very like those of Israel, its close partner and analogue. There is a peculiar alliance between Israel’s influential neo-conservative US supporters and the Chris tian extremists, who support Zionism as a way of bringing all the Jews to the Holy Land to prepare for the Messiah’s second coming, when the Jews will either have to convert to Christianity or be annihilated. These rabidly antisemitic teleologies are rarely referred to, and certainly not by the pro-Israeli Jewish phalanx. |
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23. Les Etats-Unis sont le pays du monde qui se réclame le plus explicitement de la religion. Les références à Dieu imprègnent la vie de la nation, depuis les pièces de monnaie et les bâtiments publics jusqu’aux formules du langage : « In God we trust » ,« God’s country » ,« God bless America » , etc. Le socle du pouvoir de M. George W. Bush est composé des quelque 60 à 70 millions d’hommes et de femmes qui, comme lui, croient avoir rencontré Jésus-Christ et être sur terre pour accomplir l’oeuvre de Dieu au pays de Dieu. Certains sociologues et journalistes (y compris Francis Fukuyama) ont prétendu que la religiosité de l’Amérique contemporaine provient d’une aspiration communautaire et de la recherche nostalgique d’un sentiment de stabilité, alors qu’à tout moment environ 20 % de la population change d’emploi et de lieu de résidence. Cela n’est qu’une partie de la vérité. Ce qui compte le plus, c’est qu’on est face à une religion d’illumination prophétique, à la conviction inébranlable d’une mission apocalyptique sans aucun rapport avec la réalité des faits et leur complication. Un autre facteur tient à l’énorme distance qui sépare ce pays d’un monde turbulent et à l’incapacité de ses voisins du nord et du sud, le Canada et le Mexique, à modérer les élans des Etats-Unis. |
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23. The US is the world’s most avowedly religious country. References to God permeate national life, from coins to buildings to speech : in God we trust, God’s country, God bless America. President George Bush’s power base is made up of the 60-70 million fundamentalist Christians who, like him, believe that they have seen Jesus and that they are here to do God’s work in God’s country. Some commentators, including Francis Fukuyama, have argued that contemporary religion in the US<\p>is the result of a desire for community and a sense of stability, based on the fact that some 20% of the population moves from home to home all the time. But that is true only up to a point : what matters more is the nature of the religion - prophetic illumination, unshakeable conviction in an apocalyptic sense of mission, and a heedless disregard of small complications. The enormous physical distance of the US from the turbulent rest of the world is a factor, as is the fact that Canada and Mexico are neighbours without a capability to temper US enthusiasm. |
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24. Toute cette idéologie converge vers le fait que les Etats-Unis représentent la droiture, la bonté, la liberté, la promesse économique et d’avancement social. Ces idées se fondent à tel point dans la vie qu’elles n’apparaissent même plus comme idéologiques mais plutôt comme des faits « naturels ». L’Amérique = le Bien = la loyauté et l’amour parfaits. La vénération est inconditionnelle envers les Pères fondateurs, ainsi qu’envers la Constitution, document étonnant en effet, mais néanmoins humain. L’Amérique des premiers temps devient le point d’ancrage de l’authenticité. |
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24. All of these come together around a concept of US rightness, goodness, freedom, economic promise and social advancement so woven into daily life that it does not appear to be ideological but a fact of nature. The US equals goodness, and goodness requires total loyalty and love for the US. There is unconditional reverence for the founding fathers, and for the constitution - an amazing document, but a human creation. Early America is the anchor of authenticity. |
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25. Dans aucun autre pays, le drapeau ne tient à ce point le rôle d’icône centrale. On le voit partout, sur les taxis, au revers des vestons, devant les fenêtres et sur les toits des maisons. Il représente la principale incarnation de la nation, symbolisant une endurance héroïque et le sentiment d’être assiégé par des ennemis indignes. Le patriotisme demeure la première vertu, lié à la religion et à l’idée d’être dans son bon droit, pas seulement chez soi mais partout dans le monde. Le patriotisme peut entrer également dans les activités de consommation, comme lorsqu’on a demandé aux citoyens, après les événements du 11septembre 2001, de procéder à beaucoup d’achats pour narguer les méchants terroristes. |
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25. In no other country I know does a waving flag play so central an iconographical role. You see it everywhere, on taxicabs, on jacket lapels, on the front, windows and roofs of houses. It is the main embodiment of the national image, signifying heroic endurance and a sense of being beleagured by unworthy enemies. Patriotism remains the prime virtue, tied up with religion, belonging, and doing the right thing at home and all over the world. Patriotism is now represented, too, as consumer spending : Americans were enjoined after 9/11 to shop in defiance of evil terrorists. |
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26. Le président Bush et ses employés - MM. Donald Rumsfeld, Colin Powell, John Ashcroft et Mme Condoleezza Rice - puisent dans tout cet attirail afin de mobiliser les forces armées pour une guerre lointaine en vue de « régler son compte » à Saddam, comme on l’appelle partout. Tout cela est sous-tendu par la machinerie du capitalisme, en train de subir un changement radical et déstabilisateur. L’économiste Julie Schor a montré (2) que les Américains travaillent plus longtemps qu’il y a trente ans et gagnent relativement moins. Pourtant, il n’existe toujours pas de contestation politique sérieuse et systématique des dogmes du « marché libre ». Comme si personne ne se souciait de la nécessité de changer un système sous lequel le grand capital, allié au gouvernement fédéral, n’est toujours pas capable de fournir une couverture médicale généralisée et des écoles publiques dignes de ce nom. Les nouvelles de la Bourse importent plus qu’un réexamen du système. |
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26. Bush, and Donald Rumsfeld, Colin Powell, Condoleezza Rice and John Ashcroft, have tapped into that patriotism to mobilise the military for a war 7,000 miles from home “to get Saddam”. Underlying all this is the machinery of capitalism, now undergoing radical and destabilising change. The economist Julie Schor has shown that Americans now work far more hours than three decades ago, and make relatively less money (2). But there is no serious political challenge to the dogmas of “the opportunities of a free market”. It is as if no one cares whether the corporate structure, in alliance with the federal government, which still has not been able to provide most Americans with decent health cover and a sound education, needs change. News of the stock market is more important than any re-examination of the system. |
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27. Il s’agit d’un résumé rapide du consensus aux Etats-Unis, que les politiciens exploitent et qu’ils tentent de réduire à des slogans simplificateurs. Mais il existe aussi dans cette société étonnamment complexe nombre de courants contraires et alternatifs. La résistance croissante à la guerre, que le président cherche à minimiser, provient d’une autre Amérique, plus informelle, une Amérique que les médias (journaux de référence comme le New York Times , chaînes de télévision et, dans une large mesure, magazines et grandes maisons d’édition) cherchent toujours à dissimuler. Jamais nous n’avons connu une complicité si éhontée, pour ne pas dire scandaleuse, entre les journaux télévisés et la ruée vers la guerre de ce gouvernement ; même le citoyen lambda qui regarde CNN ou l’une des grandes chaînes généralistes tient des propos excités sur la malfaisance de Saddam et sur le besoin que « nous » avons de le stopper avant qu’il ne soit trop tard. Comme si cela ne suffisait pas, les antennes sont accaparées par d’anciens militaires, des experts èsterrorismes et des analystes politiques du Proche-Orient qui ne parlent aucune des langues de cette région, qui n’y ont peut-être jamais mis les pieds, qui tous haranguent les téléspectateurs, dans un jargon appris par coeur, sur la nécessité pour « nous » de s’occuper de l’Irak, tout en protégeant nos fenêtres et nos voitures contre une attaque imminente aux gaz de combat. |
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27. This is a crude summary of the American consensus, which politicians exploit and simplify into slogans and sound bites. But what one discovers about this complex society is how many currents flow counter to the consensus all the time. The growing resistance to war, which the president has minimised and pretended to ignore, derives from that other and less formal US that the mainstream media (newspapers of record such as the New York Times, the broadcast networks, the publishing and magazine industries) always tries to suppress. Never has there been such unashamed and scandalous complicity between broadcast news and the government : newsreaders on CNN or the networks talk excitedly about Saddam’s evils and how “we” have to stop him before it is too late. The airwaves are filled with ex-military men, terrorism experts and Middle East policy analysts who know none of the relevant languages, may never have been to the Middle East, and are too poorly educated to be expert about anything, all arguing in a ritual ised jargon about the need for “us” to do something about Iraq, while preparing our windows with duct tape against a poison gas attack. |
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28. Soigneusement construit et géré, le consensus opère dans une sorte de présent intemporel. Aux Etats-Unis, l’Histoire est expulsée du discours public, le mot lui-même est synonyme de néant ou d’insignifiance, notamment dans la phrase méprisante, typique du dédain, « you’re history » (« vous êtes dépassé »). Quand elle est sollicitée, l’Histoire est ce que les citoyens sont censés croire sur leur pays (et non sur le reste du monde, qui est « vieux » et généralement à la traîne, donc non pertinent), croire sur parole, sans esprit critique ou examen historique. On constate ici une polarité étonnante. Dans l’esprit du peuple, l’Amérique est censée se tenir au-dessus ou au-delà de l’Histoire ; mais, d’un autre côté, il existe partout dans le pays une obsession de l’histoire de tout et de n’importe quoi, depuis les petits sujets régionaux jusqu’aux vastitudes des empires du monde. |
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28. Because it is managed, the consensus operates in a timeless present. History is anathema to it. In public discourse even the word history is a synonym for nothingness, as in the scornful phrase “you’re history”. History is what as Americans we are supposed to believe about the US (not about the rest of the world, which is “old” and therefore irrelevant) - uncritically, unhistorically. There is an amazing contradiction here. In the popular mind the US is supposed to stand above or beyond history. Yet there is an all-consuming general interest in the US in the history of everything, from small regional topics to world empires. |
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29. Un exemple mérite d’être rappelé. Il y a dix ans s’est déroulée une grande bataille intellectuelle pour savoir quelle version de l’Histoire serait enseignée dans les écoles. S’est affirmé alors un point de vue qui défendait une histoire des Etats-Unis sous forme d’un récit national héroïque et unifié, ne devant avoir que des résonances positives dans l’esprit des jeunes ; l’étude de l’Histoire ne visait pas seulement à connaître la vérité, mais à garantir la correction idéologique de représentations susceptibles de faire des étudiants des citoyens dociles, prêts à adhérer à un certain nombre de thèmes immuables sur les rapports des Etats-Unis à eux-mêmes et au monde. Devaient être expurgées de cette vision essentialiste les composantes de ce qu’on appelait « le postmodernisme » et « l’Histoire qui divise » (celle des minorités, des femmes, des esclaves, etc.). Cette tentative d’imposer des critères aussi risibles n’aboutira pas. |
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29. Many cults in the US develop from these balanced opposites, from xenophobia to spiritualism and reincarnation. A decade ago a great intellectual battle was waged over what kind of history should be taught in schools in the US. The promoters of the idea of US history as a unified narrative with entirely positive resonances thought of history as essential to the ideological propriety of representations that would mould students into docile citizens, ready to accept certain basic themes as the constants in US relationships with itself and the world. From this essentialist view the elements of postmodernism and divisive history (minorities, women and slaves) were to be purged. But the result, interestingly, was a failure to impose such risible standards. |
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30. Linda Symcox a résumé ce qui s’est passé : « On pourrait certes défendre, comme je le fais, l’idée que l’approche [néoconservatrice] de l’apprentissage de la culture constitue une tentative à peine déguisée d’inculquer aux étudiants une vision consensuelle, relativement débarrassée de contradictions. Mais le projet finira par changer complètement d’orientation. Entre les mains des historiens de la société et du monde qui rédigeront effectivement les instructions aux enseignants, le document deviendra le véhicule de la vision pluraliste que le gouvernement cherchait à combattre. En fin de compte, l’histoire consensuelle (...) sera battue en brèche par ces historiens qui croient que la justice sociale et la redistribution du pouvoir exigent une lecture plus complexe du passé (3) . » |
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30. Linda Symcox wrote that the neoconservative “approach to cultural literacy was a thinly disguised attempt to inculcate students with a relatively conflict-free, consensual view of history. But the project ended up moving in a different direction. In the hands of social and world historians, who wrote the Standards with the teachers, the Standards became a vehicle for the pluralistic vision the government was trying to combat. Consensus history was challenged by those historians who felt that social justice and the redistribution of power demanded a more complex telling of the past” (3). |
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31. Dans la sphère publique, dominée qu’elle est de mille façons par les grands médias, on rencontre toute une série de « narrathèmes » ,comme je les appelle, qui structurent, habillent et contrôlent toute discussion, malgré les apparences de variété et de diversité. Je n’en évoquerai ici que quelques-uns, qui semblent spécialement pertinents à l’heure actuelle. L’un de ceux-là est le « nous » collectif, une identité nationale incarnée, apparemment sans problème, par notre président, notre secrétaire d’Etat, nos forces armées dans le désert, et nos intérêts, habituellement consignés sous la rubrique de la légitime défense, dénués de mobiles cachés et plus généralement innocents . |
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31. In the public sphere presided over by mass mainstream media there are what I will call “narrathemes” that structure, package and control discussion, despite an appearance of variety and diversity. I shall discuss those that strike me as pertinent now. One is that there is a collective “we”, a national identity represented without demurral by president, secretary of state at the UN, armed forces in the desert, and “our” interests, seen as self-defensive, without ulterior motive, and “innocent”, as a traditional woman is supposed to be innocent - pure and free of sin. |
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32. Autre narrathème : la non-pertinence de l’Histoire et l’illégitimité de l’invocation d’antécédents embarrassants, comme le soutien américain à M. Saddam Hussein et à M. Oussama Ben Laden, ou alors le fait que la guerre du Vietnam et la forme particulière de dévastation qui l’accompagna étaient « mauvaises » pour les Etats-Unis ou, comme M.James Carter le souligna un jour, constituaient une forme d’ « autodestruction mutuelle ». Plus étonnante encore est la marginalisation continue et même institutionnalisée de deux vécus majeurs pour la constitution de la société, à savoir la servitude du peuple afro-américain, et l’expropriation et la quasi-extermination de la population amérindienne. Alors qu’il y a un important musée de l’Holocauste à Washington DC, nulle part dans le pays n’existe rien de comparable, ni pour les Afro-Américains ni pour les Amérindiens. |
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32. Another narratheme is the irrelevance of history, and the inadmissibility of illegitimate linkages : for example, any mention that the US once armed and encouraged Saddam Hussein and Osama bin Laden, or that Vietnam was “bad” for the US or, as President Jimmy Carter once put it, “mutually self-destructive”. Or a more staggering example, the institutional irrelevance of two important, indeed constitutive, US experiences, the slavery of African-Americans and the dispossession and quasi-extermination of native Americans. These have yet to be figured into the national consensus. There is a major Holocaust museum in Washington DC, but no such memorial exists for African-Americans or native Americans anywhere in the country. |
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33. Troisième exemple : la conviction aveugle que toute opposition à notre politique est « antiaméricaine » et fondée sur la jalousie : on nous envie « notre » démocratie, (liberté, richesse, puissance...) ou alors, comme pour la résistance opposée par la France à la guerre en Irak, il s’agit de la méchanceté naturelle des sales étrangers. Dans ce contexte, on rappelle sans cesse aux Européens que l’Amérique les a sauvés deux fois en un siècle, étant sous-entendu que la plupart des Européens sont restés inactifs - les Américains étant les seuls à vraiment faire la guerre. |
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33. Then there is the unexamined conviction that any opposition is anti-American, based on jealousy about “our” democracy, freedom, wealth and greatness or (as the obsession with French resistance to a US war against Iraq has it) foreign nastiness. Europeans are constantly reminded of how the US saved them twice in the 20th century, with the implication that Europeans sat back watching while US troops did the real fighting. |
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34. S’agissant des régions où les Etats-Unis sont empêtrés depuis au moins un demi-siècle - Proche-Orient, Amérique latine -, le narrathème qui présente les Etats-Unis en courtier honnête, en force internationale pour le Bien, n’a aucun concurrent sérieux. Nous avons donc affaire à une pensée qui ne laisse guère de place aux enjeux de pouvoir, de profits, de pillages de ressources, de changements de régime par la force et/ou la subversion (en Iran en 1953 ou au Chili en 1973, par exemple), une pensée qui se laisse à peine troubler par les efforts de ceux qui veulent rappeler ces faits. |
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34. When it comes to places where the US has been entangled for at least 50 years, such as the Middle East or Latin America, the narratheme of the US as honest broker, impartial adjudicator and well-intentioned force for good has no serious competitor. This narratheme cannot deal with any of the issues of power, financial gain, resource grabbing, ethnic lobbying, or forcible or surreptitious regime change (as in Iran in 1953 or Chile in 1973) ; it remains undisturbed except when it occasionally attempts to recall the issues. |
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35. On se rapproche le plus de cette sorte de réalisme avec les euphémismes odieux des think tanks et du gouvernement, où il est question de soft power , de projection et d’ American vision. Y sont encore moins représentées (ou même seulement évoquées) les politiques particulièrement cruelles ou injustes dont Washington assume directement la responsabilité, comme leur soutien à la campagne de M. Ariel Sharon contre la société palestinienne, ou les effrayantes pertes civiles occasionnées en Irak par le régime des sanctions, ou encore la caution apportée aux régimes turc ou colombien. Voilà qui est hors sujet pour toute discussion sérieuse de politique étrangère. |
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35. The closest anybody gets to the reality of these issues is through the euphemistic idioms of the thinktanks and government, idioms that discuss soft power, projection and US vision. Still less represented or alluded to are invidious policies for which the US is directly responsible : the Iraq sanctions that cause civilian casualties, the support for Ariel Sharon’s campaign against Palestinian civilian life, the support for Turkish and Colombian regimes and their cruelties against citizens. These are out of bounds during serious discussions of policy. |
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36. Enfin, il y a le narrathème de la sagesse morale qu’incarneraient de facto les figures d’autorité (M. Henry Kissinger ou M. David Rockefeller, mais aussi tous les responsables de la présente administration), antienne reprise partout avec à peine quelques nuances. Par exemple, la nomination récente de deux repris de justice du temps de l’Irangate (voir Démolisseurs des libertés américaines )à des postes importants dans le gouvernement, MM. John Poindexter et Elliott Abrams, suscite peu de commentaires et encore moins de critiques. Cette sorte d’acceptation aveugle de l’autorité, passée ou présente, immaculée ou souillée, se présente sous des formes différentes, depuis l’interpellation, respectueuse et même obséquieuse, par les commentateurs et les experts, jusqu’au refus total de voir quoi que ce soit d’autre dans une figure d’autorité que son image soignée (par exemple, le costume sombre/ chemise blanche/cravate rouge de rigueur), vierge de tout passé qui pourrait la compromettre tant soit peu. |
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36. There is, finally, the narratheme of unchallenged moral wisdom represented by figures of official authority (Henry Kissinger, David Rocke feller, and every official of the current administration), which is repeated without any doubts. That two Richard Nixon-era convicted felons, Elliott Abrams and John Poindexter, have recently been given significant government positions attracts little comment, and much less objection. This blind deference to authority past or present, pure or sullied, is seen in the respectful, even abject, forms of address used by commentators, and in an unwillingness to notice anything about an authority figure but his or her polished appearance, unblemished by any incriminations on record. |
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37. Derrière, il y a la croyance dans le pragmatisme comme système philosophique destiné à gérer le réel ; un pragmatisme qui est antimétaphysique, antihistorique et même curieusement antiphilosophique. Cette sorte d’antinominalisme postmoderniste constitue, aux côtés de la philosophie analytique, un style de pensée très influent dans l’université américaine. Là où j’enseigne, des penseurs comme Hegel ou Heidegger, par exemple, sont étudiés dans les départements de littérature ou d’histoire de l’art, rarement en philosophie. |
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37. Behind that behaviour is, I think, the US belief in pragmatism as the right philosophy to deal with reality - pragmatism that is anti-metaphysical, anti-historical and, curiously, anti-philosophical. Postmodern antinominalism, which reduces everything to sentence structure and linguistic context is allied with this ; it is an influential style of thought alongside analytic philosophy in US universities. In my own university, Hegel and Heidegger are taught in literature or art history departments, rarely in philosophy. |
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38. C’est cette série étonnamment persistante de « grands récits » que les réseaux de communication américains, récemment mis sur pied et activés, ont pour tâche de répandre coûte que coûte, notamment dans les mondes arabe et musulmans. |
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38. The newly organised US information effort (especially in the Islamic world) is designed to spread these persistent master stories. |
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39. Les traditions obstinément dissidentes demeurent sciemment masquées. Elles constituent une sorte de contre-mémoire officieuse, dont la présence s’explique essentiellement par le fait que les Etats-Unis sont un pays d’immigration. Des dissidences fleurissent dans les interstices ou à l’intérieur même de ces différents narrathèmes. Mais, hélas, peu nombreux sont les commentateurs à l’étranger qui tiennent compte se ces « forêts de dissidence ». Qu’ils soient progressistes ou réactionnaires, ces faisceaux d’opinion constituent - et rendent visibles pour l’oeil entraîné - des liens entre les grands narrathèmes qui ne sont pas normalement évidents. |
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39. The obstinate dissenting traditions of the US - the unofficial counter-memory of an immigrant society - that flourish alongside or deep inside narra-themes are deliberately obscured. Few commentators abroad notice this forest of dissent. A trained observer can see in that forest links between the narrathemes that are not otherwise in evidence. |
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40. Si l’on examine la très forte résistance à la guerre contre l’Irak, par exemple, une image très différente du pays émerge : des Etats-Unis beaucoup mieux disposés à la coopération internationale et au dialogue. Laissons de côté le grand nombre de personnes qui s’opposent à la guerre à cause des risques de pertes en vies américaines et du coût des opérations, sans parler des conséquences désastreuses pour une économie déjà mal en point. Je n’examinerai pas non plus l’immense magma de conservateurs pour qui l’Amérique est calomniée par les étrangers perfides, les Nations unies et les communistes impies. |
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40. If we examine the components of the impressively strong resistance to the proposed war against Iraq, a very different picture of the US emerges, more amenable to foreign cooperation, dialogue and action. I shall leave aside those many who oppose the war because of its cost in blood and treasure, and disastrous effect on an already disturbed economy. I shall also not discuss rightwing opinion that regards the US as traduced by treacherous foreigners, the UN, and godless communists. |
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41. Quant à la composante libertaire et isolationniste, cette étrange coalition gauche-droite, elle ne nécessite aucun autre commentaire ici. Je dois aussi laisser de côté cette partie très importante de la population étudiante qui nourrit de profonds soupçons à l’égard de la politique étrangère américaine sous pratiquement toutes ses formes, et spécialement celle de la mondialisation économique : ce groupe, animé par des principes moraux et dont le comportement frôle parfois l’anarchisme, a sensibilisé les campus aux grands enjeux, comme la guerre du Vietnam, l’apartheid sud-africain et les droits civiques aux Etats-Unis mêmes. |
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41. The libertarian and isolationist constituency, a strange combination of left and right, needs no comment. I also include among unexamined categories a large and idealistically inspired student population deeply suspicious of US foreign policy, especially of economic globalisation : this is a principled, sometimes quasi- anarchical, group that kept campuses alive to the war in Vietnam, South African apartheid, and civil rights at home. |
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42. Ce qui laisse quand même plusieurs communautés de conscience à examiner. Celles-ci relèvent de ce qu’en Europe et en Afrique-Asie on nomme la gauche, étant entendu qu’à aucun moment depuis la fin de la seconde guerre mondiale il n’a vraiment existé quoi que ce soit aux Etats-Unis qui ressemble à un mouvement socialiste ou de gauche à vocation parlementaire, tant est puissante l’emprise du système bipartite. |
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42. This leaves several important and formidable constituencies of experience and conscience. These pertain, in European and Afro-Asian terms, to the left, although an organised parliamentary leftwing or socialist movement never really existed for long in the post second world war US, so powerful is the grip of the two-party apparatus. The Democratic party is in a shambles from which it will not soon recover. |
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43. Il y a d’abord l’aile gauche de la communauté afro-américaine, c’est-à-dire ces groupes urbains qui militent contre les brutalités policières, les discriminations dans l’emploi, le délabrement de l’habitat et des écoles, et qui sont dirigés ou représentés par des personnalités comme le révérend Al Sharpton, MM. Cornel West, Mohammed Ali, Jesse Jackson (bien que son étoile ait considérablement pâli) et quelques autres qui se voient en continuateurs de Martin Luther King Jr. |
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43. I would have to include the disaffected and fairly radical wing of the African-American community - those urban groups that agitate against police brutality, job discrimination, housing and educational neglect, and are led or represented by charismatic figures such as the Reverend Al Sharpton, Cornel West, Muhammad Ali, Jesse Jackson (faded leader though he is) and others who see themselves as being in the tradition of Martin Luther King Jr. |
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44. Associées à ce mouvement, on trouve de nombreuses autres collectivités ethniques, Latinos, Amérindiens et musulmans, qui ont investi beaucoup d’énergie pour entrer dans les gouvernements locaux ou nationaux, pour participer à tel ou tel talk-show prestigieux, pour conquérir des sièges dans les conseils d’administration des fondations, universités et grandes entreprises. Mais, dans l’ensemble, la plupart de ces groupes continuent d’être mus davantage par un sentiment d’injustice et de discrimination que par l’ambition, et ne sont donc pas prêts à intégrer complètement ce « rêve américain » qui appartient essentiellement aux couches moyennes blanches .Ce qui est intéressant avec un Al Sharpton ou chez un Ralph Nader, c’est que, malgré leur visibilité et le fait d’être plus ou moins tolérés, ils demeurent hors système, essentiellement irrécupérables, car trop intransigeants et insuffisamment attirés par les récompenses d’usage. |
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44. Associated with this movement are other activist ethnic collectivities, including Latinos, native Americans, and Muslims. Each of these has devoted considerable energy to trying to slip into the mainstream, in pursuit of important political assignments in government, appearances on television talk shows, and membership of governing boards of foundations, colleges, and corporations. But most of these groups are still more activated by a sense of injustice and discrimination than by ambition, and are not ready to buy completely into the American (mostly white and middle-class) dream. The interesting thing about Sharpton, or Ralph Nader and his loyal supporters in the struggling Green party, is that though they may have visibility and a certain acceptability, they remain outsiders, intransigent, and insufficiently interested in the routine rewards of US society. |
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45. Une vaste aile du mouvement des femmes, qui se bat pour le droit à l’avortement, contre les violences et le harcèlement, pour l’égalité professionnelle, constitue un autre atout important dans le courant dissident. De même, certains professionnels, habituellement réservés, absorbés par les questions d’intérêt personnel et de carrière (médecins, avocats, scientifiques et universitaires en particulier, de même que certains syndicats et un secteur du mouvement environnementaliste), contribuent à la dynamique des contre-courants que j’énumère ici, même si, comme corps constitués, ils demeurent attachés à l’ordre social et aux impératifs qui en découlent. |
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45. A major wing of the women’s movement, active on behalf of abortion rights, abuse and harassment issues and professional equality, is also an asset to dissent in US society. Sectors of normally sedate, interest- and advancement-oriented professional groups (physicians, lawyers, scientists and academics, as well as some labour unions, and some of the environmental movement) feed the dynamic of counter-currents, even though as corporate bodies they retain a strong interest in the orderly functioning of society and the agendas that derive from that. |
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46. Et puis, il ne faut jamais sous-estimer la capacité des Eglises établies à être des pépinières de dissidence et de volonté de changement. Leurs membres doivent être séparés de ceux des fondamentalistes et des télé-évangélistes évoqués ci-dessus. Les évêques catholiques, tout comme les laïcs et le clergé de l’Eglise épiscopale, plus les quakers et le synode presbytérien - et ce malgré les scandales sexuels parmi les premiers et la diminution de l’influence des autres - ont pris des positions étonnamment progressistes sur les questions de guerre et de paix, s’insurgeant contre les violations des droits humains commises à l’étranger, contre les budgets militaires hypertrophiés, ou contre la politique économique néolibérale qui a mutilé les services publics depuis le début des années 1980. |
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46. The organised churches can never be discounted as seedbeds of change and dissent. Their membership is to be distinguished from the fundamentalist and televangelist movements. Catholic Bishops, the laity and clergy of the Episcopalian church, the Quakers and the Presbyterian synod - despite travails that include sexual scandals among the Catholics and depleted memberships of most churches - have been surprisingly liberal on war and peace, and quite willing to speak out against human rights abuses, hyper-inflated military budgets, and neoliberal economic policies. |
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47. Historiquement, une partie de la communauté juive organisée a toujours été engagée dans les luttes pour les droits des minorités à l’intérieur du pays et à l’étranger. Mais, depuis la présidence Reagan, l’ascension du mouvement néoconservateur, l’alliance entre Israël et la droite religieuse, ainsi que les activités fébriles du mouvement sioniste visantàétabliruneéquivalence entre critiques d’Israël et antisémitisme, et même la peur d’un « Auschwitz américain » ont considérablement diminué l’impact positif de cette force. |
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47. Historically there has always been a part of the organised Jewish community that was involved in progressive minority rights causes domestic ally and abroad. But since the Reagan era the ascendancy of the neo-conservative movement, the alliance between Israel and the US religious right, and Zionist-organised activity that equates criticism of Israel with antisemitism, have considerably reduced its positive agency. |
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48. Enfin, un grand nombre de groupes et d’individus sollicités pour les meetings, manifestations et autres sit-in ont pris leurs distances avec le choeur patriotique abrutissant. Ils se sont rassemblés pour la défense des libertés civiques (y compris d’expression) menacées par l’USA Patriot Act (lire Démolisseurs des libertés américaines ). Les mobilisations contre la peine capitale, parfois même contre tous les abus incarnés par les camps de détention de Guantanamo, une méfiance généralisée envers les autorités militaires et civiles, l’embarras causé par un système carcéral de plus en plus privatisé enfermant plus d’individus (par rapport à la population) que tout autre pays au monde (y compris un nombre disproportionné d’hommes et femmes de couleur)... tout cela perturbe sans cesse la tranquillité des couches moyennes. |
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48. Many other groups and individuals who joined rallies, protest marches, and peace demonstrations have resisted the mind-deadening patriotism post-9/11. They have clustered around civil liberties, including free speech, threatened by the USA Patriot Act. Protest against capital punishment and at the abuses represented by the detention camps at Guantanamo Bay, plus a distrust of civilian authorities in the military, as well as a discomfort at the privatised US prison system that locks up the highest number of people per capita in the world - all these disturb the middle-class social order. |
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49. Cette situation se reflète dans la mêlée confuse du cyberespace, sur lequel l’Amérique officieuse conteste l’Amérique officielle. Des thèmes perturbateurs comme le fossé qui se creuse entre riches et pauvres, l’incroyable prodigalité et la corruption qui règnent dans les hautes sphères de la finance et les périls encourus par le système des retraites à cause des diverses privatisations d’une rapacité rare continuent de grever lourdement les vertus tant célébrées de ce système capitaliste propre aux Etats-Unis. |
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49. A correlative of this is the rough and tumble in cyberspace, fought by the US official and unofficial. In the current steep decline in the economy, disruptive themes such as the differences between rich and poor, the profligacy and corruption of the corporate higher echelons, and the danger to the social security system from rapacious schemes of privatisation, seriously damage the celebrated virtues of the uniquely American capitalist system. |
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50. L’Amérique est-elle réellement unie derrière ce président à la politique étrangère belliciste, à la vision économique dangereusement simpliste ? Autrement dit, l’identité des Etats-Unis est-elle définie une fois pour toutes, de sorte que désormais le reste du monde devra apprendre à vivre à l’ombre de sa puissance militaire (on trouve des soldats américains dans des dizaines de pays), d’un bloc monolithique guerroyant à droite et à gauche dans les régions indociles avec le plein assentiment de « tous les Américains » ? |
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50. Is the US united behind Bush, his bellicose foreign policy, and his dangerously simple-minded economic vision ? Has US identity been fixed for ever, or is there, in a world that has to live with US military power, something other that the US represents which those parts of the world not prepared to be quiescent can deal with ? |
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51. J’ai voulu suggérer ici une autre façon de voir l’Amérique, en pays traversé de conflits, où la contestation est plus vive qu’on l’admet généralement. Une nation en proie à un sérieux conflit d’identités. Elle a peut-être gagné la guerre froide, comme on se plaît à le dire, mais les conséquences, à l’intérieur, de cette victoire sont loin d’être évidentes ; la lutte n’est pas terminée. A trop se focaliser sur le pouvoir central, militaire et politique, de la branche exécutive, on passe à côté de la confrontation interne qui se poursuit et qui est loin d’être tranchée. |
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51. I have tried to suggest another way of seeing the US, as a troubled country with a contested reality. I think it is more accurate to apprehend the US as a nation that is undergoing a serious clash of identities, similar to other contests in the rest of the world. The US may have won the cold war, but the results of that victory within the US are far from clear and the struggle is not yet over. Too much of a focus on the US executive’s centralising military and political power ignores the internal dialectics that continue, and are far from settlement. Abortion rights and the teaching of evolution are still unsettled issues. |
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52. La grande erreur de la thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire, ou de celle de Samuel Huntington sur le choc des civilisations, vient de ce que tous deux supposent, à tort, que l’histoire des cultures se réduit à une affaire de seuils précis, de temporalités bien délimitées, avec un début, un milieu et une fin. Alors qu’en fait le champ culturalo-politique est l’arène d’une lutte d’identités, d’auto-définition et de projection dans l’avenir. |
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52. The fallacy of Fukuyama’s thesis about the end of history, or of Samuel Huntington’s clash of civilisation theory, is that both wrongly assume that cultural history has clear boundaries, or beginnings, middles and ends, whereas the cultural-political field is a place of struggle over identity, self-definition and projection into the future. Both theorists are fundamentalist about fluid cultures in constant turbulence, and try to impose fixed boundaries and internal order where none can exist. |
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53. Une culture, et spécialement celle des Etats-Unis, est composée de couches d’immigration successives - et voilà peut-être l’une des conséquences involontaires de la mondialisation : l’apparition de communautés transnationales aux intérêts globaux, comme par exemple le mouvement des droits de la personne, le mouvement des femmes, le mouvement antiguerre, etc. Les Etats-Unis ne sont pas isolés de tout cela. Il faut regarder derrière l’unité de façade, se mêler de cet ensemble de disputes, dont un grand nombre d’individus de par le monde sont parties prenantes. On pourra ainsi retrouver espoirs et encouragements. |
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53. Cultures, and especially the immigrant culture of the US, overlap with others ; one of the perhaps unintended consequences of globalisation is the appearance of transnational communities of global interests - the human rights, women’s and anti-war movements. The US is not insulated from this, but we have to go behind the intimidatingly unified surface of the US to see the disputes to which many of the world’s other people are party. There is hope and encouragement in that. |
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