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1. Le Monde Diplomatique – mai 2003 – pages 28 et 29 |
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1. Le Monde diplomatique - May 2003 |
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2. FRAGMENTS INÉDITS DU PROCHAIN ESSAI DE MILAN KUNDERA |
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2. FRAGMENTS FROM AN ESSAY by Milan KUNDERA (Milan Kundera is a Czech writer, resident in France since 1975 - Translated from the French by Linda Asher) |
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3. Le théâtre de la mémoire |
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3. The theatre of memory |
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4. Avec « L’Ignorance », qui vient d’être publié en français, Milan Kundera nous offre l’un de ses romans les plus éblouissants. A cette occasion, il a bien voulu donner au « Monde diplomatique », en priorité, un choix de quelques fragments de l’essai auquel il travaille actuellement, « Le Rideau déchiré », où il précise plusieurs aspects de son art du roman, et de la pensée qui irrigue celui-ci. |
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4. Milan Kundera’s new novel Ignorance was published in English last autumn by Faber & Faber ; it has just been published in French, by Gallimard. These are passages from an essay in progress about the elements of Kundera’s novel-writing and the thought that nourishes his art. |
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5. LES AGÉLASTES |
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5. AGELASTS |
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6. L’ « affectation de gravité » s’exhibe partout autour de lui, mais le pasteur Yorick n’y voit qu’une friponnerie, « un manteau qui dissimule l’ignorance ou la bêtise » . Autant qu’il peut, il la pourchasse par des commentaires « de drôlerie et d’humour » . Cette « imprudente façon de plaisanter » s’avère dangereuse ; « chaque dizaine de bons mots lui vaut une centaine d’ennemis », si bien qu’un jour, n’ayant plus la force de résister à la vengeance des agélastes, il « jette son épée » et finit par mourir, « le coeur brisé » . C’est ainsi que Laurence Sterne présente le personnage de son roman Tristram Shandy . Oui, il parle des agélastes. C’est le néologisme que Rabelais a créé à partir du grec pour désigner ceux qui ne savent pas rire. Rabelais avait horreur des agélastes, à cause desquels, selon ses mots, il a failli « ne plus écrire un iota » . L’histoire de Yorick est le geste de salutation que Sterne envoie à son maître à travers deux siècles. |
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6. “THE affectation of gravity” is all around him, but Parson Yorick, a character in Lawrence Sterne’s 1760 novel Tristram Shandy, sees it as just a cloak for ignorance or for folly. Whenever possible he badgers it by humour of expression. This habit of unwary pleasantry becomes dangerous ; “every ten jokes got him a hundred enemies,” so that worn out at length by the vengeance of the agelasts, he threw down the sword and died broken-hearted. Yes, he uses the term “agelasts”, a neologism Rabelais coined from Greek to describe people incapable of laughing. Rabelais detested agelasts, because of whom he came close to never writing another jot. Yorick’s story is Sterne’s salute to his master Rabelais. |
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7. Il y a des gens dont j’admire l’intelligence, estime l’honnêteté, mais avec lesquels je me sens mal à l’aise : je censure mes propos pour ne pas être mal compris, pour ne pas paraître cynique, pour ne pas les blesser par un mot trop léger. Ils ne vivent pas en paix avec le comique. Je ne le leur reproche pas : leur agélastie est profondément enfouie en eux et ils n’y peuvent rien. Mais moi non plus je n’y peux rien et, sans les détester, je les évite de loin. Je ne veux pas finir comme le pasteur Yorick. |
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7. There are people whose intelligence I admire, whose decency I respect, but with whom I feel ill at ease : I censor my remarks to avoid being misunderstood, to avoid seeming cynical, to avoid wounding them by some frivolous word. They do not live at peace with the comical. I do not blame them for it ; their agelasty is deeply rooted and they cannot help it. But neither can I help it and, while I do not detest them, I give them a wide berth. I do not want to end up like Parson Yorick. |
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8. Chaque concept esthétique (et l’agélastie en est un) ouvre une problématique sans fin. Ceux qui, jadis, jetaient sur Rabelais des anathèmes idéologiques (théologiques) y étaient incités par quelque chose de plus profond encore que la fidélité à un dogme abstrait. C’était un désaccord esthétique qui les exacerbait : le désaccord viscéral avec le non-sérieux ; l’indignation contre le scandale d’un rire déplacé. Car si les agélastes ont tendance à voir dans chaque plaisanterie un sacrilège, c’est parce que, en effet, chaque plaisanterie est un sacrilège. Il y a une incompatibilité infranchissable entre le comique et le sacré et on peut seulement se demander où le sacré commence et où il finit. Est-il confiné au seul temple ? Ou son domaine s’étend-il plus loin, annexe-t-il aussi ce qu’on appelle les grandes valeurs laïques, la maternité, l’amour, le patriotisme, la dignité humaine ? Ceux pour qui la vie est sacrée, entièrement, sans restriction, réagissent avec irritation, ouverte ou cachée, à n’importe quelle blague, car dans n’importe quelle blague se révèle le comique qui en tant que tel est un outrage au caractère sacré de la vie. |
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8. Any aesthetic concept (and agelasty is one) causes deep problems. People who at the time cast ideological (that is, theological) anathema upon Rabelais were driven to do so by something deeper than loyalty to an abstract dogma. What drove them was an aesthetic discordance ; a visceral discordance with the non-serious ; anger at the scandal of a misplaced laugh. If the agelasts tend to see sacrilege in every joke, that’s because every joke is a sacrilege. There is an irreconcilable incompatibility between the comical and the sacred, and we can only ask where the sacred begins and ends. Is it confined just to the temple ? Or does its domain reach further, does it also annexe the great secular values : maternity, love, patriotism, human dignity ? People for whom life is sacred, wholly and unrestrictedly, react with irritation, overt or hidden, to any jest at all, for any jest at all contains the comical, which is an affront to the sacred nature of life. |
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9. On ne comprendra pas le comique sans comprendre les agélastes. Leur existence donne au comique sa pleine dimension, le montre comme un pari, un risque, dévoile son essence dramatique. |
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9. Unless we understand the agelasts we cannot understand the comical. Their existence gives the comical its full dimension, shows it to be a wager, a risk-taking, and reveals its dramatic essence. |
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10. L’HUMOUR |
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10. HUMOUR |
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11. Dans Don Quichotte, on entend un rire comme sorti des farces médiévales : on rit du chevalier portant un plat à barbe en guise de casque, on rit de son valet qui reçoit une raclée. Mais à part ce comique-là, souvent stéréotypé, souvent cruel, Cervantès nous fait savourer un tout autre comique, plus subtil. Un aimable gentilhomme de campagne invite Don Quichotte dans la demeure où il habite avec son fils, qui est poète. Le fils, plus lucide que son père, reconnaît tout de suite dans l’invité un fou et se plaît à garder ostensiblement ses distances. |
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11. IN Don Quixote we hear a kind of laughter that comes from medieval farces : we laugh at the knight wearing a barber’s basin for a helmet, we laugh at his valet when he gets smacked. But alongside that humour, often stereotyped, often cruel, Cervantes gives us the flavour of a very different, more subtle sort of comedy : a good- natured country squire invites Don Quixote to his home, where he lives with his poet son. The son, more lucid than his father, instantly recognises the guest as a madman, and makes an osten tatious point of keeping his distance. |
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12. Puis Don Quichotte convie le jeune homme à lui réciter sa poésie ; empressé, celui-ci obéit et Don Quichotte fait un éloge grandiloquent de son talent ; heureux, flatté, le fils est ébloui par l’intelligence de l’invité et oublie illico sa folie. Qui est donc le plus fou, le fou qui fait l’éloge du lucide ou le lucide qui croit à l’éloge du fou ? Nous sommes entrés dans la sphère d’un autre comique, plus fin et infiniment précieux. Nous ne rions pas parce que quelqu’un est ridiculisé, moqué, ou même humilié, mais parce qu’une réalité, subitement, se découvre dans son ambiguïté, les choses perdent leur signification apparente, les gens se révèlent différents de ce qu’eux-mêmes pensent être. |
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12. Then Don Quixote asks the young man to recite his poetry ; eagerly, the fellow acquiesces, and Don Quixote praises his talent to the skies ; pleased and flattered, the son is dazzled by the guest’s intelligence and promptly forgets his madness. So which is madder, the madman praising the lucid one, or the lucid man who believes the madman’s praise ? We have moved into another sort of comedy, more delicate and infinitely precious. We are laughing not because someone is being ridiculed, mocked, or humiliated, but because a reality is abruptly revealed as ambiguous, things lose their apparent meaning, people turn out to be different from what they thought themselve to be. |
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13. Voilà l’humour, l’humour qui, pour Octavio Paz, est la « grande invention » de l’époque moderne, due à Cervantès et à la naissance du roman. Je ne cesserai de revenir à cette immense idée de Paz : l’humour n’est pas inné dans l’homme, il est une conquête de la culture des temps modernes (ce qui veut dire que, même aujourd’hui, il est loin d’être accessible à tous et que personne ne peut prévoir combien de temps cette « grande invention » restera encore avec nous). |
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13. That is humour ; the humour that Octavio Paz saw as modernity’s great invention, due to Cervantes and the birth of the novel. I shall never cease to wonder at that enormous idea of Paz : that humour is not innate in man, but is an acquisition of the culture of the Modern Era (which means that even today it is far from being accessible to everyone, and that no one can foresee how much longer that great invention will be with us.) |
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14. L’humour n’est pas une étincelle qui jaillit brièvement au dénouement comique d’une situation ou d’un récit pour nous faire rire. Sa lumière discrète s’étend sur tout le vaste paysage de la vie. Essayons, comme si c’était une bobine de film, de revoir pour la deuxième fois la scène que je viens de raconter : l’aimable gentilhomme emmène Don Quichotte dans son château et lui présente son fils, qui se hâte de montrer à l’extravagant invité sa réserve et sa supériorité. Mais, cette fois, nous sommes avertis : nous avons déjà vu la félicité narcissique du jeune homme au moment où Don Quichotte fera l’éloge de ses poèmes ; quand nous revoyons maintenant le commencement de la scène, le comportement du fils nous apparaît tout de suite prétentieux, inapproprié à son âge, c’est-à-dire comique dès le début. C’est ainsi qu’un homme adulte qui a derrière lui beaucoup d’expérience de la nature humaine (qui regarde la vie avec l’impression de revoir des bobines de films déjà vues) et qui, depuis longtemps, a cessé de prendre au sérieux le sérieux des hommes voit le monde. |
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14. Humour is not a spark that leaps up for a brief moment at the comical denouement of some situation or story. Its unobtrusive light glows over the whole vast landscape of life. Let us try looking again at the scene I have just recounted, as if it were a movie : the kindly gentleman brings Don Quixote to his manor house and presents his son, who is quick to show the eccentric guest his cool superiority. But this time, we are ready : we have already seen the young man’s narcissistic delight when Don Quixote praises his poetry ; now as we watch the start of the scene again, we immediately see the son’s behaviour as pretentious, inappropriate for his age : comical from the outset. This is how the world looks to a grown man with long experience of human nature behind him (who sees life as if he were watching movies he has seen before) and who has long since stopped taking seriously the seriousness of mankind. |
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15. ET SI LE TRAGIQUE NOUS AVAIT ABANDONNÉS ? |
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15. SUPPOSE THE TRAGIC HAS DESERTED US ? |
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16. Après des expériences douloureuses, Créon a compris que les passions personnelles qu’on ne maîtrise pas sont un danger mortel pour la cité ; avec cette conviction, il affronte Antigone, qui défend contre lui les droits non moins légitimes de l’individu. Elle meurt, et lui, écrasé par sa culpabilité, désire « ne jamais plus revoir un lendemain » . Antigone a inspiré à Hegel sa méditation magistrale sur le tragique : deux antagonistes s’affrontent, chacun inséparablement lié à une vérité qui est partielle, relative, mais, considérée en elle-même, entièrement justifiée. Chacun est prêt à sacrifier sa vie pour elle, mais ne peut la faire triompher qu’au prix de la ruine totale de l’adversaire. Ainsi tous les deux sont à la fois justes et coupables. C’est à l’honneur des grands personnages tragiques que d’être coupables, dit Hegel. Et, en effet, seule la conscience profonde de la culpabilité peut rendre possible une réconciliation future. |
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16. AFTER painful experiences, Creon, ruler of a Greek city, understood that personal passions that are not brought under control pose a mortal danger to that city ; convinced of this, he confronts Antigone, who wishes to bury her dead brother and who is protecting the no less legitimate rights of the individual. She dies, and Creon, shattered by his guilt, determines “never to see another day”. The story of Antigone inspired Hegel to his magisterial meditation on tragedy : two antagonists face to face, each of them inseparably bound to a truth that is partial, relative, but, considered in itself, entirely justified. Each is prepared to sacrifice his life for it, but can only make it prevail at the price of total ruin for the adversary. Both are at once right and guilty. Being guilty is to the credit of great tragic characters, Hegel says. Only a profound sense of guilt can make possible an eventual reconciliation. |
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17. Affranchir les grands conflits humains de l’interprétation naïve du combat entre le bien et le mal, les comprendre sous l’éclairage de la tragédie, fut une immense performance de l’esprit ; elle fit apparaître la relativité fatale des vérités humaines ; elle fit ressentir le besoin de rendre justice à l’ennemi. Mais la vitalité du manichéisme moral est invincible : je me souviens d’une adaptation d’Antigone que j’ai vue à Prague aussitôt après la guerre ; tuant le tragique dans la tragédie, son auteur a fait de Créon un méchant fasciste confronté à une jeune héroïne de la liberté. |
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17. Freeing the great human conflicts from the naive interpretation of a battle between good and evil, understanding them in the light of tragedy, was an enormous feat of mind ; it brought forward the unavoidable relativism of human truths ; it made clear the need to do justice to the enemy. But moral manicheism has an indestructible vitality. I remember an adaptation of Antigone that I saw in Prague shortly after the second world war ; killing the tragic in the tragedy, its author made Creon a wicked fascist confronted by a young heroine of liberty. |
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18. De telles actualisations politiques d’Antigone ont été très en vogue après la seconde guerre mondiale. Hitler apporta non seulement d’indicibles horreurs à l’Europe, mais il la spolia de son sens du tragique. A l’instar du combat contre le nazisme, toute l’histoire politique contemporaine sera dès lors vue et vécue comme un combat du bien contre le mal. Les guerres, les guerres civiles, les révolutions, les contre-révolutions, les luttes nationales, les révoltes et leur répression ont été chassées du territoire du tragique et expédiées sous l’autorité de juges avides de châtiment. Est-ce une régression ? Une rechute au stade pré-tragique de l’humanité ? Mais, en ce cas, qui a régressé ? L’Histoire elle-même, usurpée par des criminels ? Ou notre façon de comprendre l’Histoire ? Je me dis souvent : le tragique nous a abandonnés ; et là est, peut-être, le vrai châtiment. |
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18. Such political productions of Antigone were much in fashion then. Hitler had not only brought horrors upon Europe but also stripped it of its sense of the tragic. Like the struggle against Nazism, all of contemporary political history was thenceforth to be seen and experienced as a struggle of good against evil. Wars, civil wars, revolutions, counter-revolutions, nationalist struggles, uprisings and their repression have been ousted from the realm of tragedy and given over to the authority of judges avid to punish. Is this a regression ? A relapse into the pre-tragical stage of humankind ? But if so, who has regressed ? Is it History itself ? Or is it our mode of understanding History ? Often I think : tragedy has deserted us ; and that may be the true punishment. |
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19. L’OUBLI INOUBLIABLE |
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19. THE UNFORGETTABLE FORGETTING |
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20. En 1975, quelques mois après avoir quitté à jamais mon petit pays occupé par l’armée russe, je me suis retrouvé à la Martinique. Peut-être, pour quelque temps, voulais-je oublier ma condition d’émigré. Mais c’était impossible : hypersensible comme je l’étais aux destins des petits pays, tout là-bas m’a rappelé ma Bohême ; d’autant plus que ma rencontre avec la Martinique a eu lieu au moment où sa culture était passionnément en quête de sa propre personnalité. |
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20. IN 1975, a few months after I left forever my little country under Russian Army occupation, I visited Martinique. Maybe I was hoping to forget my émigré condition. But that was not possible : hypersensitive as I was to the fates of small countries, everything reminded me of Bohemia ; all the more so as my encounter with Martinique occurred just when its culture was passionately in quest of its own personality. |
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21. Que connaissais-je alors de cette île ? Rien. Sauf le nom d’Aimé Césaire, dont, à l’âge de 17 ans, j’avais lu la poésie en traduction tout de suite après la guerre dans une revue tchèque d’avant-garde. La Martinique était pour moi l’île d’Aimé Césaire. Et, en effet, c’est comme cela qu’elle m’est apparue quand j’y ai posé le pied. Césaire était alors le maire de Fort-de-France. J’ai vu tous les jours, près de la mairie, des foules qui l’attendaient pour lui parler, se confier à lui, lui demander conseil. Je ne verrai certainement plus jamais un tel contact intime, charnel, entre le peuple et celui qui le représente. |
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21. What did I know then about the island ? Nothing. Only the name of Aimé Césaire, whose poetry I had read in translation at the age of17 in a Czech avant-garde magazine. To my mind, Martinique was Aimé Césaire’s island. And that was how it seemed to me when I set foot there. Césaire was mayor of Fort-de-France at the time. Every day at the city hall I would see mobs waiting to speak to him, to confide in him, to ask his advice. I shall never again witness such intimate, physical contact between a people and its representative. |
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22. Le poète comme fondateur d’une culture, d’une nation, cela, je l’ai très bien connu dans mon Europe centrale ; tels étaient Karel Hynek Macha en Bohême, Adam Mickiewicz en Pologne, Sandor Petofi en Hongrie. Mais Macha était un poète maudit, Mickiewicz un émigré, Petofi un jeune révolutionnaire tué en 1849 dans une bataille. Il ne leur avait pas été donné de connaître ce qu’a connu Césaire : l’amour ouvertement déclaré des siens. Et puis Césaire n’était pas un romantique du XIXe siècle, c’était un poète moderne, héritier de Rimbaud, ami des surréalistes. Si la littérature des petits pays centre-européens est enracinée dans la culture du romantisme, celle de la Martinique (et de toutes les Antilles) est née (et cela m’émerveillait !) de l’esthétique de l’art moderne ! |
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22. The poet as founding figure of a culture, of a nation, that I had known in my Central Europe ; Karel Hynek Macha in Bohemia, Adam Mic kiewicz in Poland, Sandor Petöfi in Hungary. But Macha was a poet accursed, Mickiewicz an émigré, Petöfi a young revolutionary killed in battle in 1849. It was never granted them to experi ence what Césaire did : the openly declared love of his own people. Besides, Césaire was not a 19th-century Romantic, he was a modern poet, an heir to Rimbaud, a friend of the surrealists. If the literature of the little Central-European countries is rooted in the culture of Romanticism, that of Martinique (and of all the Antilles) is born (and this enchanted me) of the aesthetic of modern art. |
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23. C’est un poème du jeune Césaire qui a tout déclenché : Cahier d’un retour au pays natal (1939) ; le retour d’un nègre dans une île antillaise de nègres ; sans aucun romantisme, aucune idéalisation (Césaire ne parle pas des Noirs, il parle exprès des nègres), le poème se demande, brutalement : « Qui somniloquies ? » Mon dieu, en effet, qui sont-ils, ces Noirs des Antilles ? Ils y avaient été déportés au XVIIe siècle depuis l’Afrique ; mais d’où, exactement ? de quelle tribu avaient-ils fait partie ? quelle avait été leur langue ? Le passé fut oublié. Guillotiné. Guillotiné par un long voyage dans des cales, parmi les cadavres, les cris, les pleurs, le sang, les suicides, les assassinats ; rien ne resta après ce passage par l’enfer ; rien que l’oubli : l’oubli fondamental et fondateur. |
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23. It was a poem by the young Césaire that unloosed everything : Cahier d’un retour au pays natal (Notes on a Return to my Native Land, 1939) ; the return of a Negro to an Antilles island of Negroes ; without a trace of romanticism, of idealisation (Césaire never uses the term blacks, he deliberately says Negroes), the poem wonders, harshly : Who are we ? Who are they, these blacks of the Antilles ? They had been shipped there from Africa in the 17th century, but from where, exactly ? What tribe had they belonged to ? What had been their language ? The past was forgotten. Guillotined by a long voyage in the holds, among the corpses, the screams, the tears, the blood, the suicides, the murders ; nothing was left after that long voyage through hell ; nothing but the forgetting : a fundamental and foundational forgetting. |
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24. L’inoubliable choc de l’oubli a transformé l’île des esclaves en théâtre des rêves ; car ce n’est que par des rêves que les Martiniquais purent imaginer leur propre existence, créer leur mémoire existentielle ; l’inoubliable choc de l’oubli éleva les conteurs populaires au rang de poètes de l’identité (c’est à leur hommage que Chamoiseau a écrit son Solibo magnifique, 1988) et légua plus tard leur sublime héritage oral aux romanciers. Ces romanciers, je les ai beaucoup aimés (pas seulement des Martiniquais, mais aussi des Haïtiens : René Depestre, émigré comme moi ; Jacques Stephen Alexis, tué en 1961 par les fascistes comme, vingt ans plus tôt, avait été tué par les nazis le romancier tchèque Vladislav Vancura, mon premier grand amour littéraire) ; la poétique de leurs romans était tout à fait originale (le rêve, la magie, la fantaisie y jouaient un rôle exceptionnel) et importante non seulement pour leurs îles mais (chose très rare et que je souligne) pour l’art moderne du roman. |
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24. The unforgettable shock of forgetting transformed the island of slaves into an island of dreams ; for only through dreams could the Martiniquais imagine their own existence, create their existential memory ; the unforgettable shock of forgetting lifted the popular storytellers to the rank of poets of identity (Patrick Chamoiseau wrote his Solibo magnifique in homage to them) and later bequeathed their sublime oral heritage to the novelists. I have loved those novelists (not only the Martiniquais, but the Haitians : René Depestre, an émigré like myself ; Jacques Stephen Alexis, killed in 1961 by the fascists just as, 20 years earlier, the Nazis killed the Czech novelist Vladislav Vancura, my first great literary love) ; the poetic of their novels was utterly original (dream, magic, fantasy played an extraordinary role) and important not merely for their islands but - a very rare thing, and one I emphasise - for the modern art of the novel. |
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25. LE THÉÂTRE DE LA MÉMOIRE |
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25. THE THEATRE OF MEMORY |
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26. Il y a, dans Terra nostra (1975), de Carlos Fuentes, un personnage de savant fou qui possède un curieux laboratoire, un « théâtre de la mémoire », où un mécanisme fantastique lui permet de projeter sur un écran non seulement tous les événements qui se sont produits mais aussi tous ceux qui auraient pu se produire ; selon lui, à côté de la « mémoire scientifique », il y a la « mémoire de poète » qui, additionnant à l’histoire réelle tous les événements qui étaient possibles, contient la « connaissance totale d’un passé total » . |
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26. IN Carlos Fuentes’s Terra Nostra (1975) there is a character, a mad scientist, who has a strange laboratory, a theatre of memory, where a fabulous machine allows him to project on to a screen not only every event that ever occurred, but also all those that might have occurred. According to him, along with scientific memory there is such a thing as poetic memory that, adding together real history and all the events that were possible, contains the “total knowledge of a total past”. |
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27. Comme inspiré par son savant fou, Fuentes met en scène dans Terra nostra les personnages historiques de l’Espagne du XVIe siècle, les rois et les reines, mais leurs aventures ne ressemblent pas à ce qui s’est vraiment passé ; ce que Fuentes projette sur l’écran de son propre « théâtre de la mémoire » n’est pas l’histoire de l’Espagne ; c’est une variation fantastique sur le thème de l’histoire de l’Espagne. |
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27. As if inspired by his scientist, Fuentes brings onstage historical figures of 16th-century Spain, the kings and queens, but their adventures bear no resemblance to what actually happened ; what he projects on to the screen of his own theatre of memory is not Spanish history ; it is a fantastic variation on the theme of Spanish history. |
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28. Ce qui m’évoque un passage très drôle du Troisième Henri (1974) de Kazimierz Brandys : dans une université américaine, un émigré polonais enseigne l’histoire de la littérature de son pays ; sachant que personne n’en sait rien, il invente, pour s’amuser, une littérature fictive, composée d’écrivains et d’oeuvres qui n’ont jamais vu le jour. A la fin de l’année scolaire, il constate, étrangement étonné, que cette histoire imaginaire ne se distingue par rien d’essentiel de l’histoire qui a vraiment eu lieu. Qu’il n’a rien inventé qui n’eût pu se passer et que ses mystifications reflètent fidèlement l’essentiel de la littérature polonaise. |
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28. Which reminds me of a passage in Kazimierz Brandys’s novel The Third Henry (1974) : a Polish émigré is teaching the history of Polish literature in an American university ; knowing that nobody there knows a thing about it, for his own amusement he invents a fake literature of writers and works that ever existed. At the end of the year he is strangely surprised to realise that this imaginary history does not differ essentially from what did take place. He had invented nothing that might not have happened, and his hoaxes reflect the essentials of Polish literature. |
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29. Sur l’écran de son propre « théâtre de la mémoire », Robert Musil observait l’activité d’une puissante institution viennoise, action parallèle qui préparait pour l’année 1914 la célébration de l’anniversaire de son empereur avec l’intention d’en faire une grande fête paneuropéenne de la paix ; toute l’action de deux mille pages de L’Homme sans qualités (1930-1943) est nouée autour de cette importante institution intellectuelle, politique, diplomatique et mondaine qui n’a jamais existé. |
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29. On the screen of his own theatre of memory Robert Musil watched the activities of a powerful Viennese institution, Parallel Action, which was preparing a celebration of the emperor’s birthday for the year 1914, with the intention of making it into a great Pan-European Festival of Peace ; all the action over two thousand pages of The Man Without Qualities (1930-43) is woven around that important intellectual, political, diplomatic, and global institution that never did exist. |
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30. Car « les événements d’ordre collectif relèvent de la statistique », dit Musil ; cela veut dire que les dates des guerres, les noms des vainqueurs et des vaincus, les diverses initiatives politiques résultent d’un jeu de variations et de permutations dont les limites sont mathématiquement déterminées par des forces beaucoup plus profondes. Musil savait que ces « forces profondes » se manifestent souvent plus clairement dans une autre variation de l’histoire que celle qui, par hasard, s’est réalisée. |
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30. “Events of a collective kind arise from statistics,” says Musil ; this means that the dates of wars, the names of conquerors and conquered, the political initiatives, all derive from a play of variations and permutations whose limits are mathematically determined by far deeper forces. Musil knew that these deep forces often show more clearly in some variant of history other than the one which, by chance, actually happened. |
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31. LE PROJECTEUR QUI TOURNE AUTOUR DE L’EXISTENCE |
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31. THE SEARCHLIGHT SCANNING EXISTENCE |
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32. On pourrait voir le sens (et l’héritage) du modernisme dans l’effort de chacun des arts pour s’approcher le plus possible de sa spécificité, de son essence. Ainsi la poésie lyrique a-t-elle rejeté tout ce qui était rhétorique, didactique, ornemental pour faire jaillir la source profonde et pure de la fantaisie poétique. La peinture a renoncé à sa fonction documentaire, mimétique, à tout ce qui pouvait être exprimé par un autre moyen (par exemple, par la photographie). Et le roman ? Lui aussi refuse d’être là comme illustration de l’Histoire, comme description d’une société, comme défense d’une idéologie, et se met en quête de « ce que seul le roman peut dire » . |
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32. THE meaning and the heritage of modernism, the one born early in the 20th century, can be seen in the effort by each of the arts to draw as close as possible to its own specific nature, to its essence. Lyric poetry ruled out anything rhetorical, didactic, ornamental, to release the deep, pure spring of poetic fantasy. Painting renounced its documentary, mimetic function, anything that could be expressed by some other medium (by photography). And the novel ? It refuses to act as illustration of History, as description of a society, as argument for an ideology, and undertakes the quest for what only the novel can say. |
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33. L’autre jour, j’ai lu une nouvelle de Kenzaburô Oé, Tribu bêlante (écrite en 1958). Dans un autobus du soir, plein de Japonais, montent une bande de soldats saouls, appartenant à une armée étrangère, qui se mettent à terroriser un voyageur, un étudiant. Ils le forcent à se déculotter et à montrer son derrière. L’étudiant perçoit le rire retenu autour de lui. Mais les soldats ne se satisfont pas de cette seule victime et contraignent la moitié des voyageurs au même déculottage. L’autobus s’arrête, les soldats descendent et les déculottés renfilent leur pantalon. Les autres se réveillent de leur passivité et obligent les humiliés à aller dénoncer à la police le comportement des soldats étrangers. L’un d’eux, un instituteur, s’acharne sur l’étudiant : il descend avec lui, l’accompagne jusqu’à sa maison, veut savoir son nom pour rendre publique son humiliation et accuser les étrangers. Tout finit par un éclat de haine entre eux. Magnifique histoire de lâcheté, de honte, de pudeur, d’indiscrétion agressive, de sadisme, de haine... |
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33. I read a story by Kenzaburo Oe, Bleating Tribe (written in 1958). A bus filled with Japanese is boarded by a band of drunken soldiers, part of a foreign army, who terrorise one of the passengers, a student. They force him to drop his trousers. The student perceives the suppressed laughter around him. But the soldiers are not satisfied with a single victim ; they force half the passengers to drop their trousers as well. The bus stops, the soldiers get off, the bare-arsed passengers pull their trousers up. The others wake up from their passivity and force the humiliated men to go to the police and report the soldiers’ behaviour. A teacher hounds the student : he gets off the bus with him, follows him home, demands his name to publicise his humiliation and to bring charges against the foreigners. This ends in an explosion of hatred between them. |
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34. Mais je parle de cette nouvelle seulement pour demander : qui sont ces soldats étrangers ? Bien sûr, ce sont les Américains qui après la guerre occupaient le Japon. Si l’auteur parle, nommément, des voyageurs « japonais », pourquoi n’indique-t-il pas la nationalité des soldats ? Censure politique ? Effet de style ? Non. Imaginez que, pendant toute la nouvelle, les voyageurs japonais soient confrontés à des soldats américains ! Sous l’hypnose de ce seul mot, clairement prononcé, la nouvelle se réduirait à un texte politique, à une accusation des occupants. Il suffit de renoncer à cet adjectif pour que l’aspect politique se couvre de pénombre et que la lumière se focalise sur la principale énigme qui intéresse le romancier, l’énigme existentielle. |
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34. A magnificent tale of cowardice, shame, modesty, aggressive intrusion, sadism, hatred - but I mention the story only to ask : who are these foreign soldiers ? They are the Americans who were occupying Japan after the war. The author speaks explicitly of the passengers as Japanese, so why does he not indicate the soldiers’ nationality ? Political censorship ? A stylistic choice ? No. Imagine that through the whole story the Japanese passengers were facing American soldiers. The hypnotic effect of that word “American”, openly spoken, would reduce the story to a political text, an indictment of the occupiers. Merely deleting that adjective is enough to put the political element into the shade and focus the light on the main enigma of interest to the novelist : the existential enigma. |
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35. Car l’Histoire avec ses mouvements, ses guerres, ses révolutions et contre-révolutions, ses humiliations nationales, etc., n’intéresse pas le romancier en tant qu’objet à peindre, à raconter, à expliquer ; le romancier n’est pas le valet des historiens ; pourtant l’Histoire le fascine et l’inspire : elle est pour lui comme un projecteur qui tourne autour de l’existence humaine et en éclaire les possibilités inconnues et inattendues qui, dans les temps paisibles et immobiles, ne se manifestent pas, restent cachées, invisibles. |
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35. For History, with its movements, its wars, its revolutions and counter-revolutions, its national humiliations and so on, does not interest the novelist as a subject for describing, reciting, explaining ; the novelist is not the historian’s valet ; and yet History does fascinate and inspire him : for him History is like a searchlight scanning human existence and illuminating its unknown and unexpected possibilities, which in peaceful, unagitated times, do not manifest themselves, and remain concealed, invisible. |
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