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1. Le Monde Diplomatique – mai 2003 – page 28 |
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1. Le Monde diplomatique - May 2003 |
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2. Jeux de l’exil et du hasard |
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2. The book of sadness and remembrance |
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3. Par GUY SCARPETTA |
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3. By GUY SCARPETTA (Translated by Gulliver Cragg) |
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4. Essayiste et romancier, auteur, entre autres, de Kantor au présent , Actes Sud, Arles, 2000. |
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4. Guy Scarpetta is an essayist and novelist, author of Kantor au présent (Actes Sud, Arles, 2000) |
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5. Deux personnages, Irena et Josef, avaient fui la Tchécoslovaquie après l’intervention russe de 1968 : elle s’était installée à Paris, et lui au Danemark. Ils reviennent à Prague, aujourd’hui ville ouverte. C’est étrange : à l’époque de leur départ, Kafka était à l’index. Son portrait est désormais omniprésent, jusque sur les T-shirts destinés aux touristes, assorti de cette formule stupide, en anglais : « Kafka was born in Prague. » Auparavant, la ville était constellée d’affiches avec des mains qui se serraient, pour célébrer la prétendue amitié russo-tchécoslovaque. La même image est toujours là, simplement recyclée : elle illustre désormais la fraternité démocratique et antiraciste (la nouvelle doxa ). La bourgeoisie avait-elle disparu en quarante ans de socialisme ? On pourrait en douter : son retour a été immédiat, et son triomphe complet, comme s’il ne s’était rien passé. |
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5. IRENA and Josef fled Czechoslovakia after the 1968 Soviet invasion. She settled in Paris, he in Denmark. Recently they have returned to Prague. To them, the city is now strange : when they left, Kafka was banned. When they came back, his portrait was everywhere, even on T-shirts sold to tourists, with the English slogan : “Kafka was born in Prague.” The city used to be pasted with posters of linked hands celebrating phoney Czech-Soviet friendship. The image is still around, but it has been reworked as an illustration of democratic and anti-racist fraternity (the new orthodoxy). So did the bourgeoisie disappear under 40 years of socialism ? No. It returned immediately and triumphed completely, as though nothing had happened. |
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6. Josef médite : « L’Empire soviétique s’est écroulé parce qu’il ne pouvait plus dompter les nations qui voulaient être souveraines. Mais ces nations, elles sont maintenant moins souveraines que jamais. Elles ne peuvent choisir ni leur économie, ni leur politique étrangère, ni même les slogans de leur publicité. » Il dit cela à l’un de ses anciens amis, qui fut communiste, et qu’il vient de retrouver. Celui-ci s’étonne d’une attitude aussi « patriotique » : plus personne, ici, affirme-t-il, ne pense comme cela. Une nouvelle normalisation est en cours, et les amis d’hier, qui furent un temps adversaires, semblent devenus pareillement étrangers au monde qui les entoure. |
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6. Josef considers : “The Soviet empire fell because it could no longer suppress the nations that wanted sovereignty. But these countries are now less sovereign than ever. They control neither their economies nor their foreign policy, not even the slogans of their advertising.” He tells this to an old friend, who was a communist. They have just been reunited. The friend is astonished by such a patriotic attitude : no one here thinks like that any more, he says. A new normalisation is happening, and these friends, erstwhile adversaries, have both become extra neous to the world around them. |
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7. Kundera aurait-il écrit là un livre politique ? Pas vraiment : un roman, plutôt, où, comme toujours chez lui, le contexte historique ne sert qu’à éclairer (ou à révéler) quelques grandes questions existentielles se rattachant au parcours des personnages. Celles, par exemple, de l’exil, de l’oubli, de la nostalgie. De nos erreurs de diagnostic quant à l’avenir, qui nous rendent inaptes à évaluer le présent. A quoi rêvent les exilés, les émigrés ? Pourquoi est-ce une illusion de croire que le retour au pays natal soit une expérience du temps retrouvé ? Ce retour, même, est-il seulement souhaitable ? |
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7. This is Milan Kundera’s latest novel, Ignorance. Is it a political book ? Not really : more a novel in which, as in all his work, the historical context simply clarifies (or reveals) great existential themes that connect with the characters’ own journeys : the themes of exile, forgetting and homesickness, of errors of prediction about the future that leave us incapable of evaluating the present. What do exiles and émigrés dream about ? Why is it an illusion to believe that returning home will recover lost time ? Can you ever go back ? |
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8. Pour Josef, cela s’impose peu à peu : il ne rencontre en Bohême que malentendus, ressentiments, règlements de comptes à retardement, indifférence colossale à sa vie hors de sa patrie - et s’il récupère, avec un journal intime ancien, quelques traces de son passé, c’est pour éprouver qu’il n’a plus rien de commun avec le « puceau » lyrique et passablement odieux qui le rédigeait. Il restera donc au Danemark, par fidélité aux quelques signes fragiles, résiduels, d’un amour qu’il y a vécu. |
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8. These doubts come upon Josef gradually. He finds nothing but misunderstandings and resentments in Bohemia, along with settlings of scores and a lack of interest in the life that he has led while away. Though he does recapture, thanks to an old diary, traces of his past, it is only to feel that he no longer has anything in common with the lyrical yet slightly objectionable “virgin” who wrote it. He will stay in exile in Denmark out of fidelity to the fragile signs left there of a love affair. |
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9. Irena, elle, est un moment tentée par le « Grand Retour ». Mais ses amies tchèques retrouvées, elles non plus, ne manifestent pas le moindre intérêt pour les vingt ans qu’elle a passés à Paris, et préfèrent même (blasphème suprême) boire de la bière pour fêter leur réunion que de goûter au bordeaux millésimé qu’elle leur a apporté. Revenir définitivement, ce serait non seulement se soumettre à nouveau, de façon régressive, à la présence étouffante de sa mère, que l’exil lui avait permis de fuir, mais encore accepter d’être amputée d’une partie essentielle de sa vie. Ce roman est celui du retour impossible. |
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9. Irena is briefly seduced by the idea of the great homecoming. But her Czech friends express not the slightest interest in the 20 years she has spent in Paris. They prefer to drink beer to celebrate their reunion rather than tasting the vintage Bordeaux she has brought. Coming home would mean submitting herself again to the stifling presence of her mother, whom exile had allowed her to escape. It would also mean accepting the amputation of an essential part of her life. This is a novel about the impossibility of return. |
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10. Pas de progression linéaire d’une intrigue unique, ici, mais tout un jeu d’enchevêtrements narratifs, où se greffent des thèmes secondaires, des retours en arrière, des digressions, des moments d’interrogation sur les expériences traversées. Où l’on retrouve, aussi, ce regard ironique sur la sexualité, dégagé de toute idéalisation, propre à Kundera. Irena rencontre Josef par hasard et se souvient que celui-ci, autrefois, à Prague, l’avait draguée. Elle finit par se donner à lui, avec ferveur, comme pour rattraper une occasion perdue, mais découvre alors que Josef, en fait, ne l’a même pas reconnue. Pendant ce temps, Gustav, son compagnon officiel, est amené à succomber aux charmes de la mère d’Irena, celle dont elle fuit la vulgarité, mais qui le séduit, lui, par une vitalité qui n’en est peut-être que l’autre face, et qui parvient à lui offrir (dans une scène magnifique d’obscénité) un moment de plaisir à la fois discrètement pervers et totalement gratuit. Dans ce domaine aussi, le malentendu est la règle. |
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10. There is no linear plot, but a network of narratives, with secondary themes, flashbacks, digressions and pauses for commentary on experiences had. Kundera’s characteristic ironical take on a sexuality free of idealisation is also in evidence. Irena meets Josef by chance, and remembers that he once tried to chat her up in Prague. She gives herself to him with fervour, to make up for the missed opportunity only to find out that Josef had not even recognised her. Meanwhile Gustav, Irena’s official companion, succumbs to the charms of her mother. Irena is fleeing her mother’s vulgarity, but Gustav is seduced by her vitality, which procures him (in a scene of magnificent obscenity) a moment of pleasure that is both discreetly perverse and completely gratuitous. |
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11. Kundera excelle, une fois de plus, à explorer dans l’expérience humaine des zones d’ambiguïtés, de paradoxes, d’équivoques, d’incertitudes, d’indécisions. D’où l’importance, dans sa pratique même de la composition romanesque, d’un art de la variation (des motifs apparaissent, s’évanouissent, resurgissent, se ramifient, à chaque fois différemment modulés) et du contrepoint (les intrigues, et les méditations qui s’y nouent, ne cessent de se confronter, de se relativiser), qui font de ce roman, aussi, un petit chef-d’oeuvre de musicalité. |
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11. Kundera explores ambiguity, paradox, error, uncertainty and indecision in human experience. Hence the importance in his method of composition of variation and counterpoint. Motifs appear, fade away and re-emerge, arranged differently each time ; the plots and the meditations attached are continually set up against each other. |
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12. Si Kundera, par exemple, sollicite parfois certaines références artistiques du passé, ce n’est pas seulement par souci d’inscrire ce qu’il écrit dans une tradition, mais surtout pour établir un jeu de contrepoints culturels propres à éclairer la fiction qu’il déploie. Ulysse, au fond, n’aurait-il pas mieux fait de demeurer auprès de Calypso, plutôt que de s’en retourner à Ithaque, où nul ne le reconnaît ? Pourquoi Schönberg s’est-il trompé lorsqu’il prétendait, en exil, fonder l’avenir de la musique ? Est-ce d’avoir surestimé son oeuvre ou d’avoir surestimé la postérité ? Autant de façons de relancer les questions qui se posent, dans le récit, au sujet d’Irena et de Josef - en les chargeant, du reste, d’un surcroît de complexité. |
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12. Where he brings in artistic references from the past, it is not just a desire to place what he writes in a tradition, but to establish a system of cultural counterpoints to clarify his fiction. Wouldn’t Ulysses have been better off taking up and staying on with Calypso rather than returning to his home in Ithaca, where no one recognised him ? Why was Schoenberg wrong when he claimed, in exile, to be laying the foundations for the future of music ? |
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13. Mais le plus saisissant, peut-être, c’est la façon dont ce subtil tissu thématique de contrastes et d’échos à distance fonctionne non seulement à l’intérieur du roman, mais encore dans une connexion implicite à l’ensemble de l’oeuvre qui l’a précédé. |
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13. Perhaps the most intriguing aspect of this subtle interweaving is the way it works not only within this novel, but also with the body of work that has preceded it. |
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14. Le « puceau lyrique » est le frère du Jaromil de La vie est ailleurs - ou plutôt Jaromil est ce qu’il aurait pu devenir dans d’autres circonstances. Nilada, l’amie d’Irena, se rattache au cortège kundérien des héroïnes qui ont raté leur suicide (dans La Plaisanterie ,Risibles amours ,L’Immortalité ,La Lenteur ) de manière à la fois tragique et burlesque. Le « journal retrouvé » de Josef apparaît comme une extension du thème des « lettres perdues » dans Le Livre du rire et de l’oubli - avec une signification passablement différente. La fuite d’Irena hors de la sphère maternelle évoque celle, similaire, de Sabine dans L’Insoutenable Légèreté de l’être - qui, pourtant, ne lui ressemble guère. La mère d’Irena s’apparente à ces mères indélicates, impudiques, inhibitrices, qui sont présentes dans plusieurs livres antérieurs - le paradoxe, ici, est que c’est elle qui se rapproche le plus de cet idéal libertin dont ses avatars anciens étaient les pires adversaires... |
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14. The “lyrical virgin” of this book is the brother of Jaromil from Life is Elsewhere - or rather, Jaromil is what he might have become in different circumstances. Irena’s friend Nilada is another tragi-comic failed suicide Kundera heroine (The Joke, Laughable Loves, Immortality, Slowness). Josef’s found diary appears as an extension of the theme of lost letters in The Book of Laughter and Forgetting. Stories of fleeing the maternal sphere are shared by Irena and Sabina in The Unbearable Lightness of Being. Irena’s mother is related to all those indelicate and unabashed mothers in Kundera’s earlier books -except that she comes closest to the libertine ideal. |
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15. Tout se passe, en somme, comme si Kundera écrivait, depuis le début, un même long roman - dont l’unité ne serait pas assurée, comme dans le cycle balzacien, par le retour des personnages mais par celui d’un même arsenal thématique, sans fin varié, réactivé, prolongé, développé, corrigé. |
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15. Everything falls into place as though Kundera had been writing one long novel from the beginning, a novel held together not as in Balzac’s Comedie Humaine sequence by recurring characters, but by recurring themes that are varied, reactivated, developed and corrected. |
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16. L’exploit, d’évidence, est d’avoir condensé toute cette richesse thématique en moins de deux cents pages, qui se lisent d’un trait. Rarement l’art du roman aura atteint une telle densité. |
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16. His achievement is to have condensed all this into the less than 200 pages of this work. Rarely has the art of the novel reached such a high density. |
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