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1. LE MONDE DIPLOMATIQUE - septembre 2003 - Pages 16 et 17 |
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1. Le Monde diplomatique - September 2003 |
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2. Soirs d’euphorie, matin de désespoir |
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2. Days of hope and fear |
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3. Par Pierre Kalfon |
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3. By PIERRE KALFON (Translated by Jeremiah Cullinane) |
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4. Journaliste, écrivain, auteur de Che, Ernesto Guevara. Une légende du siècle, Seuil, Paris, 1997. |
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4. Pierre Kalfon is a writer and diplomat ; he was a correspondent for Le Monde in Chile from 1969 to 1973, until his expulsion by the Junta. The text is from L’encre verte de Pablo Neruda (Terre de Brume, Rennes, 2003) |
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5. Je me souviens de l’élection de Salvador Allende. De la folie joyeuse qui s’était emparée peu à peu de la foule. Des rires et des embrassades dans la rue avec des inconnus qui n’étaient plus des inconnus puisqu’ils se réjouissaient aussi. |
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5. I REMEMBER Salvador Allende’s election victory. I remember the happy madness slowly winning over the crowd, laughing and embracing strangers in the streets, who were no longer strangers among the celebrations. |
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6. Ce 4 septembre 1970, Santiago sortait de l’hiver ; la nuit allait tomber. On avait attendu longtemps les résultats de cette présidentielle si dis- putée. Trop longtemps sans doute pour l’impatience inquiète de ceux qui caressaient encore l’espoir d’une victoire de la gauche et qui frémissaient de l’envie de sortir crier leur joie dans les rues. |
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6. On 4 September 1970 Santiago was just emerging from winter and night was falling. We had been waiting for the results of the hotly contested presidential election for a long time, too long for anxious, impatient people nurturing hopes for a leftist victory and longing to loose their joy. |
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7. Au début, un bruit s’était répandu, inquiétant. Des trois candidats, c’était celui de droite qui l’emportait. Déjà, les partisans de Jorge Alessandri descendaient des beaux quartiers vers le centre-ville en brandissant, narquois, des drapeaux chiliens aux portières des voitures, dans un concert de klaxons. Et puis la rumeur s’était dégonflée, les estimations avaient basculé. Les klaxonneurs, moins farauds, étaient remontés vers leurs demeures cossues au pied de la Cordillère. |
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7. A worrying rumour spread : the rightwing Jorge Alessandri was the winner among the three candidates. Already his partisans were driving, their horns blaring, through prosperous neighbourhoods towards the city centre, mockingly brandishing Chilean flags on their car doors. But the rumour subsided, and guesses reversed. The horn-honkers, less boastful, returned to their opulent houses at the foot of the Cordillera. |
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8. On avait encore attendu. Et soudain, ce fut comme une houle. Allende arrivait en tête ! Allende, porté par la coalition de l’Unité populaire. Socialistes, communistes, radicaux, chrétiens de gauche s’étaient unis face à une droite divisée. Cette fois, la victoire était bien là. On hésitait encore, presque incrédules. Pourtant, les chiffres parlaient. Ce n’était peut-être pas un raz-de-marée, mais qui s’en souciait ? Avec plus de 36 % des suffrages, le candidat de la gauche devançait nettement le vieux conservateur Alessandri et, de loin, le démocrate-chrétien Radomiro Tomic. Sans équivoque, Allende faisait le meilleur score. L’éternel vaincu des présidentielles, celui qui, après trois échecs, ironisait, sarcastique, sur l’épitaphe qu’on lui accorderait à sa mort : « Allende, candidat à la présidence », le voilà à présent qui faisait mentir les Cassandre. |
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8. We waited longer. Suddenly, it came like a swell : Allende had topped the poll ! Allende had been carried by the Popular Unity coalition of socialists, communists, radicals and Christian leftists, united to face a divided right. This time victory. We were incredulous, and still waited. But the numbers were right. It was not a landslide, but who cared ? With more than 36% of the vote, Allende, candidate of the left, was well clear of the old conservative, Alessandri, and had left the Christian Democrat, Radomiro Tomic, even further behind. He had achieved the best result. The eternal presidential loser - who after three failures had remarked ironically that his epitaph would be : “Allende, presidential candidate” - was proving the Cassandras wrong. |
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9. On criait, on sautait - « El que no salta es momio ! » (« Qui ne saute pas est réac ! »), - on se donnait des accolades pour s’assurer qu’on ne rêvait pas. Ah ! que ce pays était magnifique, et qu’ils étaient merveilleux, ces Chiliens politisés jusqu’au bout des ongles. |
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9. We shouted, we jumped up and down - “el que no salta es momio” (whoever doesn’t jump is a reactionary) - and embraced each other to make sure we weren’t dreaming. What a wonderful country ! What marvellous people, politicised to their fingertips ! |
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10. La nuit était tombée pour de bon avec le froid humide de septembre. Mais qui s’en souciait ? Des faubourgs pauvres du sud et de l’ouest de la capitale, des masses de gens affluaient vers l’Alameda, la voie royale de Santiago, vêtus de lainages colorés, de châles et de ponchos. Des femmes, des enfants aux joues rebondies et aux grands yeux ronds, des hommes secs et nerveux au teint mat, le cheveu noir et raide. Une ambiance de fête se dégageait de cette multitude pacifique et radieuse. Pour compenser un éclairage public falot, pour se réchauffer aussi, çà et là, des feux de joie perçaient la brume. De bouche en bouche se répandait la nouvelle : Allende allait parler. |
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10. Night fell, bringing cool September dampness. Who cared ? People flooded from poorer suburbs in the south and west of the capital towards the Alameda, Santiago’s royal avenue, dressed in bright wools, shawls, and ponchos. Women came with wide-eyed, full-cheeked children, and nervous, wiry, sallow-skinned men with black, stiff hair. This peaceful multitude made a party atmosphere. Cheerful bonfires pene trated the mist to make up for the pale streetlamps and warm people up. By word of mouth we learnt Allende was about to speak. |
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11. Dans une totale improvisation, une sono bricolée avait été installée au premier étage du bâtiment de la Fédération des étudiants du Chili, la FECH, située au cœur de la ville, en face de la colline Santa Lucía, carrefour de tous les rendez-vous d’amour. Finalement, avec un haut-parleur portatif, Allende s’adressa à la foule en un discours à l’évidence improvisé. Transporté par l’ineffable délice de savoir qu’il venait enfin de gagner un combat engagé depuis trente ans, ce médecin de 62 ans trouvait les mots justes pour saluer la victoire populaire, remercier ses partisans, encourager les autres à se joindre à la bataille pour une meilleure justice sociale. En dépit des obstacles à venir, le Chili, disait-il, allait changer de base. Et tout le monde entendait qu’on allait enfin « dar vuelta a la tortilla » (« retourner l’omelette ») et que les laissés-pour-compte de la prospérité économique allaient pouvoir participer, peu ou prou, au festin national. |
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11. A public address system had been improvised on the first floor of the Chilean students feder ation building, in the heart of the city, before St Lucia’s hill, a place for courting. Finally Allende addressed the crowd with an obviously improv ised speech through a loudhailer. Elevated by his delight that he had finally won a fight started 30 years before, the 62-year-old doctor found the right words to hail the popular victory, thank his supporters, and encourage others to join the struggle for social justice. Despite the obstacles, he said, Chile would change from the bottom up. Everyone heard how we would “dar vuelta a la tortilla” (turn things upside down) and how those left by the roadside of economic prosperity would be able to take part in the feast. |
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12. « Dulce patria... » On chantait l’hymne chilien, on applaudissait, on exultait, et, dans l’allégresse du moment, surgissait la trivialité classique du Chili des gens heureux : « Viva Chile, mierda ! » |
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12. We sang the Chilean anthem, we applauded, we revelled, and people said in the exhilaration of the moment that classic silly line of happy Chileans : “Viva Chile, mierda !” |
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13. Je me souviens de la course aux ambassades. Le golpe du 11 septembre, le coup d’Etat de Pinochet, avait provoqué un mouvement de panique à gauche, de jubilation à droite, de soulagement vaguement inquiet chez les démocrates-chrétiens. |
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13. I remember the race for the embassies. Pinochet’s coup on 11 September 1973, had provoked panic on the left, jubilation on the right, and vaguely worried relief amongst the Christian Democrats. |
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14. Depuis des mois, le gouvernement d’Unité populaire avait agité la menace d’un coup d’Etat. Y croyait-il vraiment ? Les communistes ne cessaient de proclamer le légalisme de l’armée, en dépit d’une tentative avortée de putsch trois mois plus tôt. Tout le pari du gouvernement Allende avait consisté à n’utiliser que les ressources de la légalité bourgeoise pour mener le pays vers un régime socialiste, sans faire appel aux fusils, sans armer le peuple. C’était là son originalité. Cette hypothèse pacifique n’avait jamais été prévue par Marx. De sorte que, quand la bise fut venue et le palais de la Moneda bombardé, l’ensemble de la gauche chilienne se trouva fort dépourvue et la tragédie fut totale. Ce fut un sauve-qui-peut général. On courut aux ambassades. Pas si facile. |
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14. For months the Popular Unity government had raised an alarm about a coup. Did they really believe it ? The communists continually proclaimed the army’s legality, despite a failed putsch three months earlier. The wager of the Allende government depended on the resources of bourgeois legality alone to lead Chile towards a socialist regime, without guns, without arming the people. That was its originality. Marx had never envisaged such a peaceful hypothesis. When the cold wind finally blew and the Moneda Palace was bombarded, the shock was so bad that the Chilean left was helpless. It was every man for himself. We fled to the embassies. Not easy. |
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15. Dans le Rio Mapocho, au cœur de Santiago, les cadavres de ceux qui avaient été fusillés dans la nuit devenaient un spectacle courant. Du haut des quais, le long des fleuves, les passants silencieux, atterrés, les regardaient flotter à la dérive. Les perquisitions, les arrestations s’étaient multipliées. Les principaux dirigeants de l’Unité populaire avaient leur tête mise à prix. Dans sa maison saccagée de Santiago, le poète Pablo Neruda s’était laissé mourir. |
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15. In the Rio Mapocho, in the heart of Santiago, you regularly saw the bodies of those who had been shot in the night. From the quays and the river banks, silent and aghast passers-by watched them drift along the river. Searches and arrests multiplied. The main Popular Unity leaders had prices on their heads. In his pillaged Santiago home the poet Pablo Neruda wasted to death. |
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16. Très vite, le camp de concentration du Stade national, immense, s’était empli d’hommes et de femmes presque ahuris de se trouver là. Un sociologue argentin, au nom irlandais, avait été appréhendé à la clinique où sa femme venait d’accoucher. Il était élégamment vêtu, et ce qu’on lui reprochait était assez léger pour qu’on le relâchât après l’avoir oublié trois jours, assis sur un tabouret. Il me raconta avoir vu, affichés au mur sur plusieurs colonnes, les listes des gens de gauche recherchés spécifiant l’affiliation politique précise de chacun. Il existait même une colonne « étrangers » où, me dit-il, j’avais l’honneur de figurer numéro deux. Les services de renseignement militaires n’avaient pas perdu leur temps sous l’administration Allende. |
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16. The immense national stadium, which was turned into a concentration camp, quickly filled with men and women, stunned to find themselves there. An Argentinian sociologist with an Irish name had been arrested at the clinic where his wife had just had a baby ; he was dressed elegantly, and whatever they had charged him with was so trivial that they released him after leaving him sitting on a stool for three days. He told me he had seen lists of leftists posted on the wall, specifying their political affiliations. There was even a foreigners’ column, where, he said, I had the honour of occupying second place. Military intelligence had clearly wasted no time under the Allende administration. |
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17. C’est précisément ma qualité de journaliste étranger, ajoutée à celle de professeur détaché par le gouvernement français, qui m’avait valu une avalanche d’appels au secours : des amis et des inconnus, amis d’amis, toujours en urgence. Les Chiliens de gauche n’étaient pas seuls en péril. Maints Latino-Américains se trouvaient pris au piège. Brésiliens, Boliviens, Uruguayens, fuyant la répression dans leur pays, étaient venus trouver refuge au Chili. Ils n’avaient plus devant eux que les mitraillettes de l’armée. Où aller ? |
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17. My status as foreign correspondent, as well as professor assigned by the French government, brought me an avalanche of calls for help. Friends, strangers, and friends of friends called, all looking for urgent help. Leftwing Chileans were not the only ones in danger. Many other Latin Americans had been trapped : Brazilians, Bolivians and Uruguayans fleeing repression in their own countries had sought refuge in Chile. They now had only the army’s machine guns before them. Where could they go ? |
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18. Avec ma femme, nous improvisâmes comme nous le pûmes un réseau d’assistance immédiate, faisant appel aux diplomates que nous connaissions, aux Français prêts à aider. Avec Véronique D., une envoyée spéciale de l’AFP appelée en renfort, avec Jacques d’A., un collègue de Valparaiso, avec beaucoup d’autres, nous dressâmes la liste des ambassades amies et des ambassades « maudites ». Dans la première catégorie se distinguaient celle du Mexique, d’Argentine, de Suède (grâce à un homme remarquable, Harald Edelstam), et l’ambassade de France, sous la gouverne de l’ambassadeur Pierre de Menthon. Au contraire, celles des pays de l’Est, de l’URSS, d’Allemagne fédérale, des Pays-Bas se distinguaient par leur mauvaise volonté et leurs portes verrouillées. On racontait que tel ambassadeur avait eu recours aux carabiniers pour déloger un bonhomme qui, juché sur les branches d’un arbre de la résidence, un pied encore à l’extérieur, demandait protection. |
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18. My wife and I organised as best we could a network of immediate assistance, calling on diplomats we knew, and on French people willing to help. Véronique D, an AFP special envoy, Jacques d’A, a colleague from Valparaiso, and many others helped us draw up lists of friendly and hostile embassies. The first category included Mexico, Argentina, Sweden (thanks to a remarkable man, Harald Edelstam), and France, under the direction of ambassador Pierre de Menthon. The Eastern European, Soviet, West German and Dutch embassies closed shutters in bad faith. There was a story that an unfriendly ambassador called the military police to get rid of a man, who, perched on the branches of a tree, one foot dangling outside the residence, asked for protection. |
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19. Les Pays-Bas basculèrent cependant, de façon spectaculaire, un dimanche matin. Ce jour-là, très tôt, un diplomate néerlandais que je connaissais se présenta chez moi. « Je viens de mettre dans l’avion mon ambassadeur, celui qui m’obligeait à vous dire non. Désormais c’est moi qui suis chargé d’affaires. Dès demain, je loue une maison, j’achète des matelas, j’engage une cuisinière. Vous pourrez y mettre qui vous voudrez. » J’eus envie de l’embrasser. Des vies allaient pouvoir être sauvées. D’ailleurs, je n’attendis pas le lendemain. Sur ma liste d’attente, trois parlementaires communistes étaient en danger immédiat. Je les dépêchai aussitôt vers la maison amie. |
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19. One Sunday morning the Netherlands spectacularly changed its position. Early that day a Dutch diplomat I knew came to my house. “I have just put my ambassador, who forced me to turn you down, on the plane. From now on I am the chargé d’affaires. Tomorrow, I will rent a house, buy mattresses and hire a cook. You may install whomever you like.” I wanted to kiss him. Lives could be saved. I didn’t even wait for the next day. Three communist parliamentarians in immediate danger were on my waiting list. I sent them immediately to the safe house. |
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20. Souvent, la difficulté était moins d’obtenir porte ouverte que de parvenir physiquement à ladite porte d’ambassade. Devant chaque représentation diplomatique, la junte avait placé des patrouilles qui filtraient les entrées. Untel paraissait-il suspect ? On le menottait aussitôt, parfois autour d’un arbre, sur le trottoir. La voiture de police viendrait s’en occuper. Mais il y avait toujours des astuces. A force d’observations, nous avions remarqué, par exemple, que l’accès à l’ambassade de Belgique se situait au fond d’une impasse, dans les beaux quartiers de Providencia. Les carabiniers devaient donc quitter leur poste au moment de la relève pour venir attendre le fourgon des remplaçants au bord de l’avenue. C’était pendant ce créneau d’à peine quelques minutes que l’on pouvait accompagner, surtout sans courir, les candidats à l’exil et s’assurer qu’ils avaient bien franchi le seuil si bien défendu un instant auparavant. |
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20. Often the difficulty was not so much opening the diplomatic doors as actually physically reaching the embassy. The Junta had stationed patrols outside each embassy to screen entries. If somebody looked suspect, he was instantly handcuffed, sometimes to a tree on the footpath. A police car would soon pick him up. But there were tricks. We watched and noticed that access to the Belgian embassy was at the end of a cul-de-sac in the affluent Providencia neighbourhood. The police had to leave their post at changeover time to return to a truck on the main avenue with their replacements. Only during this window of a few minutes could we walk our candidates for exile to the door and be sure that they reached the temporarily unguarded threshold. |
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21. Puis vint le temps où ceux-là mêmes qui plaçaient les réfugiés dans les ambassades durent, à leur tour, y trouver protection, quitter le pays. Les Chiliens durent apprendre à vivre avec Pinochet, la répression, le couvre-feu, l’ultralibéralisme. Dix-sept longues années... |
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21. And then came the time when even those who had got the refugees into the embassies had to seek protection and leave the country. While the Chileans had to learn how to live with Pinochet, repression, curfew and ultra-liberalism, and for 17 long years. |
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