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Vache folle, OGM, clonage...


Be careful, take precautions

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1.

"Principe de précaution" : cette expression, parfois galvaudée, se trouve au coeur des plus vifs débats scientifiques, technologiques et éthiques actuels. Le principe lui-même est entré dans le droit, la loi Barnier (1995) stipulant : "L’absence de certitude ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées pour prévenir des dommages graves et irréversibles." Cependant, l’usage et la réglementation en ont récemment consacré une conception étroite. Selon celle-ci, les experts scientifiques apprécient les risques potentiels d’une nouvelle technologie essentiellement par rapport à la santé humaine et à l’environnement, les résultats de cette expertise constituant ensuite la base concrète sur laquelle se fondera la décision politique. Entre la science et la loi, rien, ou si peu. Les citoyens, au nom desquels on devrait introduire l’innovation en question, se trouvent largement évincés : c’est le chaînon manquant du dispositif.

1.

The expression "precautionary principle" — sometimes overworked— is central to the fierce scientific, technological and ethical debates going on today. In France, the principle itself was written into the lawbooks with the 1995 loi Barnier, which lays down that "The absence of certainty must not hold back the adoption of effective and proportionate measures to prevent serious and irreversible harm". Recently however, custom and the rules have enshrined a narrow view of things : scientific experts weigh up the potential risks of a new technology to human health and the environment, and the results of their assessment then form the basis on which a political decision is taken. Nothing, or very little, separates science and legislation. Ordinary people, on whose behalf the innovation in question is supposedly being introduced, are to a great extent cut out of the process : they are the missing link in the chain.

2.

On objectera que ce mécanisme n’est pas différent de celui qui régit d’autres prises de décision, puisque les responsables politiques, représentants des électeurs, sont supposés agir au nom du bien public. Pourtant, l’appréciation des effets que peut induire une technologie "à risque" a peu à voir avec la construction d’un pont, l’équipement d’un hôpital ou l’exportation de fruits et légumes. Dans ces situations classiques ", l’incertitude, bien que rarement absente, est tellement réduite que le jugement des experts (ingénieurs, médecins, économistes, etc.) présente une fiabilité suffisante pour permettre des décisions rationnelles.

2.

It can be argued that this is no different from how other decisions are taken, since the politicians in charge, representing the voters, are held to be acting in the public interest. Yet gauging the effects a "risk" technology might have has very little in common with building a bridge, or equipping a hospital, or exporting fruit and vegetables. In classic situations like these, uncertainty, though there usually is some, is so slight that the judgment of experts —engineers, doctors, economists and so on— can be relied on enough for rational decisions to be taken.

3.

Au contraire, pour les technologies susceptibles d’affecter l’environnement ou les espèces domestiques, voire l’espèce humaine, "l’acte d’expertise n’est plus seulement fondé sur la validité de la connaissance, la caution scientifique qu’il confère à la décision, mais sur sa capacité à intégrer les incertitudes et à scénariser un avenir incertain". Comme le précise un rapport récent au premier ministre, "l’expert ne sait pas" et, facteur aggravant, ses opinions "ne sont pas exemptes de tout préjugé ". Cette affirmation est abondamment illustrée au fil des pages, en particulier pour contredire l’argument selon lequel les organismes génétiquement modifiés (OGM) pourraient diminuer la biodiversité : le rapport voit dans cette position "une certaine charge idéologique" et souligne que "l’émergence du sida est une manifestation de la biodiversité".

3.

When, on the other hand, technologies likely to affect the environment and domestic species, or indeed human beings, are concerned, expert assessment is "no longer based solely on the validity of knowledge, and the scientific guarantee it confers on the decision, but on its ability to take the uncertainties into account and chart a scenario for an uncertain future". As the recent Kourilsky-Viney report to the French prime minister pointed out, "The expert does not know" and, to make matters worse, his opinions "are not free of all prejudice". This statement is amply illustrated in the report, in particular when countering the argument that genetically-modified organisms (GMOs) could reduce biodiversity. It detects in this standpoint "a certain ideological charge" and points out that "the emergence of Aids is one manifestation of biodiversity".

4.

C’est le propre des situations soumises au principe de précaution que de manifester l’irréductible incertitude, car personne, et surtout pas un esprit rationnel, n’est capable de prédire l’avenir, alors même que le présent engage des effets inédits. Ainsi, la Commission européenne indique qu’elle "sera guidée dans son analyse de risque par le principe de précaution dans les cas où les bases scientifiques sont insuffisantes ou lorsqu’il existe quelques incer titudes". Or les incertitudes expertes sont de plus en plus fréquentes, aussi bien pour savoir s’il y a danger à consommer des bovins britanniques que pour répondre aux inquiétudes provoquées par les plantes transgéniques. Ainsi l’expertise, fût-elle émise par les meilleurs spécialistes, ne possède pas les qualités que l’on accorde usuellement aux attitudes scientifiques, et mieux vaudrait parler de l’"expertise de scientifiques" plutôt que de l’"expertise scientifique".

4.

Situations calling for the precautionary principle typically involve an irreducible minimum of uncertainty. No-one, certainly not a rational mind, can foresee the future, and even the present throws up previously unheard-of effects. The European Commission consequently says that "it will be guided by the precautionary principle when analysing risk in cases where the scientific bases are insufficient or where there are uncertainties". Uncertainty among experts is more and more common, whether it is in knowing if there is any danger in eating British beef or in answering the concerns raised by transgenic plants. So expert opinion, even from the best of specialists, does not have the qualities one usually attaches to the scientific approach, and it would be better to talk about "opinion from scientists" rather than "scientific opinion".

5.

Même si les experts sont irréprochables, insensibles à l’idéologie de la technoscience et aux pressions du monde des affaires, leur apport ne peut servir qu’à délimiter le champ de l’ignorance, et ce pour deux raisons principales. D’abord, l’insuffisance des connaissances nécessaires pour l’analyse de problèmes de plus en plus "pointus", par exemple pour déterminer le risque pris en acceptant des donneurs de sang ayant séjourné en Grande-Bretagne, territoire d’élection de la "vache folle". Ensuite, l’incapacité de synthétiser des éléments disparates d’information issus d’expertises variées, et de les pondérer de façon adéquate et précise afin qu’ils contribuent, ensemble, à une image objective de la complexité, ainsi pour évaluer les causes et pronostiquer l’évolution du changement climatique.

5.

Even if the experts are beyond reproach, and unaffected by the ideology of techno-science and pressures from the business world, all their contribution can do is chart the limits of ignorance. There are two main reasons for this. First of all, there is not enough of the knowledge needed to analyse problems that are becoming more and more acute. What risks are there, for instance, in accepting a blood donation from someone who has been living in Britain, the home ground of the mad cow ? And then there is the impossibility of bringing together disparate items of information from a variety of expert assessments, and giving them the precise weighting that will allow them, taken together, to provide an objective picture of a complex subject : for example, examining the causes of climate change and forecasting how it is going to develop.

6.

Hégémonie du discours scientifique

6.

All-powerful scientific discourse

7.

Puisque l’incertitude est reconnue par les experts eux-mêmes, au moins en tant que constante résiduelle incompressible, il paraît incohérent de conférer à l’expertise scientifique le statut de savoir incontestable, et de considérer qu’elle suffirait à permettre l’élaboration de la décision politique. C’est pourtant ce que propose la Commission européenne dans une récente communication, qui ignore tout du débat mené dans la société. Cette dérive de la raison simplificatrice, oublieuse de la complexité des phénomènes analysés, commence dès que l’on confère la qualité d’expert exclusif au scientifique et à l’ingénieur, voire à l’économiste, en méprisant tous les autres savoirs qui concourent également à la connaissance.

7.

Since experts themselves recognise that there is uncertainty (or at least a constant and irreducible residue of it), it seems inconsistent to grant scientific opinion the status of unchallengeable knowledge, and see it as enough to base a political decision on. Yet this is what the European Commission is proposing in a recent communication that ignores the whole debate going on in society. This shift towards simplified reasoning, forgetting how complex the phenomena being analysed really are, starts as soon as the scientist and engineer (and even the economist) are seen as the only experts, brushing aside all the other kinds of knowledge that also help us reach understanding.

8.

Parmi ces derniers, des savoirs professionnels, comme la sociologie ou l’écologie, mais aussi des savoirs partagés dans l’humanité : intuition, bon sens, esthétisme, sentimentalité, savoir-vivre, savoir-faire... Sauf à admettre que l’homme politique serait aussi compétent dans les champs du sensible, de l’émotion, du bien humain, du rapport à la nature, du plaisir et de la souffrance —toutes qualités qui ne l’ont pas fait choisir ou élire—, un vaste champ d’appréciation se trouve délibérément évacué, entre l’évaluation technique et la décision de disséminer une techno logie.

8.

These include areas of professional knowledge, such as sociology and ecology ; but they also take in forms of knowledge shared by the whole of humankind - intuition, common-sense, aesthetic sense, feelings, know-how, a sense of how the world works. Unless one accepts that a politician, too. would be competent in areas like feelings, emotion, human wellbeing, relationship to nature, pleasure and suffering —none of them the qualities that got him chosen or elected—, a vast field of judgment is being deliberately cut out between the technical evaluation and the decision to make widespread use of a technology.

9.

L’éviction des "humanités" de l’espace situé entre la machinerie techno-scientifique et l’appareil décisionnel reflète l’hégémonie du discours scientifique, jusqu’à l’usurpation de la science elle-même. Il est ainsi surprenant de lire ce titre de page dans le rapport Kourilsky-Viney : "Les OGM ne présentent pas de risque particulier pour le consommateur, mais celui-ci doit être libre de ses choix." Finis les doutes évoqués dans le même texte ! Les OGM sont désormais garantis sans danger. Et, pour bien montrer que toute résistance relèverait d’une attitude irrationnelle, la liberté de choix —éventuellement rendue possible par l’étiquetage— est comparée à celle, revendiquée par certains citoyens, de ne consommer que de la nourriture casher...

9.

The exclusion of the "humanities" from what goes on between the technico-scientific machinery and the decision-taking machinery reflects how predominant scientific discourse has become, to the point of usurping science itself. So it is surprising to read, in the Kourilsky-Viney report, a page headed with the statement "GMOs present no special risk to the consumer, though the latter must be free to choose". Gone are the doubts expressed elsewhere in the same text ! GMOs are henceforth guaranteed risk-free. And to make it clear that any resistance would show an irrational attitude, freedom of choice —perhaps made possible by labelling— is put on the same level as the choice, say, to eat only kosher food.

10.

Les scientifiques insistent abondamment sur la nécessité de chiffrer les risques technologiques, condition nécessaire pour qu’ils les reconnaissent plus crédibles que des fantasmes, et la Commission de Bruxelles en appelle, elle aussi, à "un processus de prise de décision structuré, fondé sur des données scientifiques détaillées et autres informations objectives". Tant de références à la science et à l’objectivité laissent entendre que, quelque part, quelqu’un sait, et aussi que ce que l’on est incapable de "chiffrer" ne mériterait pas la qualité d’arguments. Pourtant la Commission avertit aussi les décideurs qu’ils "doivent être conscients du degré d’incertitude lié aux résultats de l’évaluation des informations scientifiques disponibles". comme si l’on décrivait une situation idyllique (la science doit savoir, par principe), tout en évoquant les insuffisances actuelles (le degré d’incertitude), tenues pour passagères, et en refusant d’autres arguments qui échappent définitivement à la science, même s’ils ne sont pas davantage incertains que l’évaluation scientifique.

10.

Scientists insist on the need to quantify the technological risks to ensure they are credible and not taken as just wild imaginings. The Commission in Brussels, too, has called for a structured decision-taking process based on detailed scientific data and other objective information. So many references to science and objectivity leave you to understand that somewhere there is someone who knows the answers, and also that if something cannot be "quantified", then it cannot count as a valid argument. Yet the Commission also tells decision- makers that they "need to be aware of the degree of uncertainty attached to the results of the evaluation of the available scientific information". This is rather like describing an idyllic situation (science must know, on principle), while mentioning current shortcomings (the degree of uncertainty) that are held to be temporary, and refusing to entertain other arguments that are not amenable to science even if they are no more uncertain than the scientific assessment.

11.

La mise en place du principe juridique de précaution a évincé le principe moral, fréquemment évoqué au cours des deux décennies précédentes sous le nom de "principe responsabilité", pour reprendre l’expression de Hans Jonas. Cet auteur —qui, déjà, s’inquiétait des technologies du nucléaire et du gène— admettait, parmi les solutions éthiques, l’abandon pur et simple d’un projet, alors que la précaution actuelle conduit plutôt à le différer ou à en aménager les conditions d’usage.

11.

Enshrining the legal precautionary principle has displaced the moral principle that has often been evoked over the past two decades as —to use Hans Jonas’s expression— the responsibility principle. For Jonas, already concerned about nuclear and genetic engineering, one ethical response to the problem was quite simply to scrap a project ; today’s precaution leads rather to postponing it, or adapting the conditions in which it is used.

12.

A supposer qu’une innovation technologique se trouve exonérée de tout risque potentiel selon le principe de précaution, ce verdict ne peut suffire à justifier son usage en pleine responsabilité. En particulier au regard du développement durable, lequel exige d’autres préoccupations : quels effets sur le développement, sur la nature, sur l’équité sociale, sur l’emploi, sur la solidarité régionale et les relations Nord-Sud, etc. ? Comment aurait-on pu s’encombrer longtemps d’un tel principe moral, susceptible d’être agité sans limite, alors que la mondialisation nous oblige à davantage de déférence envers les nouvelles "valeurs" : compétitivité, libre-échange, investissement, productivisme, progrès technologique ?

12.

Supposing that a technological innovation is in fact devoid of any potential risk, on the precautionary principle, this is not enough on its own to say one is being fully responsible in using it. Especially not in respect of sustainable development, which demands that thought be given to other concerns —the effects on development, nature, social equity, employment, regional solidarity and the North-South relationship, and so on. However could we have tied ourselves down for so long with a moral principle like this, which can be endlessly brandished, when globalisation is demanding that we pay greater deference to the new values of competitiveness, free trade, investment, productivity and technological progress ?

13.

Dans le registre des "idées béton" auxquelles rien ne peut être opposé avec intelligence, on trouve cette incantation récurrente, d’une affligeante banalité : "Le risque zéro n’existe pas", simple précaution langagière contre les conséquences possibles du défaut de précaution que l’on s’apprête ainsi à accepter. Mais est-il nécessaire de casser des oeufs s’il n’est nul besoin de l’omelette ? Le discours d’expertise, borné par le souci de démonstration du risque - ou, plutôt, du non-risque —masque l’absence de demande, ou même d’intérêt, des citoyens pour l’objet du litige. Ainsi en va-t-il pour les plantes transgéniques que des industriels cherchent à imposer —mais qui donc les a demandées ?— avec le soutien actif de la plupart des experts et la complicité de nombre de responsables politiques. Si ceux-là n’ont pas conscience de trahir leurs mandants, c’est qu’ils croient agir pour le bien commun contre des résistances inopportunes, et il faut alors reconnaître que leur action est le fruit d’une croyance plutôt que de la raison.

13.

Among the ironclad ideas that allow no intelligent objection, there is the banal, mantra-like phrase "There is no such thing as zero risk" — recited to guard against the possible consequences of the lack of precaution we are preparing to accept. But do we have to break eggs if no-one actually needs the omelette ? The experts’ debate, circumscribed by its concern with demonstrating the risk —or rather, that there is none — is concealing the public’s lack of demand for, or even interest in, what is being argued about. This is true of the transgenic plants the big industrial companies are trying to foist on the public. And they are doing it with the active support of most of the experts and the complicity of a number of our political masters. The politicians seem unaware of betraying those who put them there, no doubt because they believe they are acting for the common good against wrong-headed resistance. They are acting out of belief, rather than reason.

14.

N’est-ce pas, en effet, l’idéologie d’un progrès assuré et irréversible qui conduit des gens sérieux à agir comme s’il existait une quelconque démonstration de l’avantage qu’ils prêtent aux cultures transgéniques ? Faut-il se suffire des vagues (et faibles) gains de productivité annoncés par des industriels —à partir de bilans non exhaustifs—pour conclure que "les plantes transgéniques, ça marche !". Quand bien même des résultats indiscutables démontreraient bientôt des gains agricoles nets par le recours aux OGM, et plus seulement la promesse de tels gains, l’absence de ces informations dans les instances d’expertise actuelles témoigne que la non-scientificité n’est pas nécessairement du côté de "ceux qui s’opposent au progrès". Et l’acceptation aveugle, par les politiques, de ces expertises tronquées vient confirmer ce jugement. Tout se passe comme si la dévotion commune à l’emprise technologique n’admettait aucune interrogation sur ses avantages, et ne faisait que concéder l’effort de vérification de son innocuité.

14.

Is it not, in fact, the ideology of assured and irreversible progress that leads serious-minded people to act as if there were some kind of proof of the advantages they are claiming for GM crops ? Do we have to be content with the vague (and minor) gains in productivity announced by the industrial companies —working from non- exhaustive appraisals— to come to the conclusion that GM plants are all right ? Even if incontrovertible results were soon to show clear agricultural advantages from using GMOs (and not just promises of advantages), the absence of such facts in today’s expert assessments is proof that lack of scientific rigour is not necessarily the preserve of "those opposed to progress" —a verdict borne out by the politicians’ blind acceptance of these truncated expert evaluations. It is as if a shared devotion to the ascendancy of technology ruled out any challenging of the advantages, and just conceded an attempt to check on its harmlessness.

15.

Une argumentation spécieuse voudrait justifier la polarisation de l’expertise sur les aspects techniques et mesurables du risque, en négligeant les effets socio culturels des techniques comme, dans le cas des plantes transgéniques, la qualité de vie, l’évolution des activités rurales vers l’industrialisation, la concentration productiviste, etc. De telles questions sont souvent repoussées sous l’argument qu’elles préexistaient à la survenue de la technologie des OGM, puisque ni la sélection des variétés ni les lois du marché ne lui sont spécifiques. C’est négliger l’éventualité d’un changement qualitatif des paramètres socioculturels sous l’impulsion combinée de l’accélération et de l’uniformisation des pratiques. Les ruptures brutales introduites par la modification transgénique pourraient produire des effets fort différents de ceux connus pour les mécanismes lents de l’évolution naturelle ou de la sélection traditionnelle.

15.

A specious form of argument seeks to justify focusing expert assessment solely on the technical and measurable aspects of the risk, leaving aside the social and cultural effects of the techniques such as, in the case of GM plants, the quality of life, the industrialisation of rural activities, the concentration on productivity, and so on. Questions like this are often dismissed by arguing that they already existed before GM technology appeared on the scene, as neither the selection of varieties nor the laws of the marketplace are specific to GM. This is ignoring the possibility that the combined effect of speeding-up and standardising practices will be a qualitative social and cultural change. The sudden shifts that transgenic modification introduces could have results very different from those we know from the slow, gradual mechanisms of natural development and traditional plant selection.

16.

Quand les actions des hommes précipitent des effets irréversibles, on quitte la découverte ou la maîtrise pour s’enferrer dans une possible dévastation. Cela justifie que la nouvelle technique soit soumise à un examen global, afin de prendre en compte tout ce qui est irréductible aux actions traditionnelles. Sinon, on devrait aussi accepter le système Terminator au prétexte qu’il ne fait qu’améliorer l’efficacité commerciale des sélectionneurs, en pratique depuis plus d’un siècle. En pleine logique libérale, le rapport Kourilsky-Viney fait d’ailleurs remarquer que nul n’est obligé d’acquérir des semences de type Terminator !

16.

When what man does triggers irreversible effects, we are going beyond discovery and mastery, and getting ourselves embroiled in what could well bring devastation. This is reason to submit the new technique to thorough examination, so as to take account of everything that is not, in its essence, what has been done traditionally. If not, we should also have to accept the Terminator system, on the grounds that all it does is to improve the commercial efficiency of the breeders who have been at work for more than a century. With impeccable liberal logic, the Kourilsky-Viney report does comment that no-one is obliged to buy Terminator-type seed !

17.

Afin de minimiser l’impact des techniques OGM sur l’homme et son environnement, on nous fait valoir que la transgenèse se trouve déjà dans la nature : ainsi, les bactéries du sol échangent depuis toujours des gènes de résistance aux antibiotiques ; le blé moderne a reçu des fragments de génome de seigle ; les mitochondries ou les chloroplastes sont les vestiges de bactéries ingérées par les cellules animales ou végétales ; les plantes et les animaux ont incorporé depuis longtemps des séquences génétiques de virus, etc.

17.

To play down the impact of GMOs on man and his environment, we are being told that genetic modification goes on in nature. Bacteria in the soil have always swapped genes that provide resistance to antibiotics ; modern wheat has received genome fragments from rye ; mitochondria and chloroplasts are vestiges of bacteria ingested by animal or plant cells ; plants and animals have for a long time incorporated viral genetic sequences ; and so on.

18.

Tout cela est certainement exact, mais n’apporte pas d’argument réel pour la dissémination immédiate, massive et irréversible des plantes transgéniques. C’est aussi pour échapper à la méfiance du public que les industriels s’orientent vers des OGM dits "de deuxième génération" : il s’agirait de recourir à l’avantage conféré par une mutation induite, ou par le transfert d’un gène d’intérêt appartenant à l’espèce améliorée plutôt que d’un gène étranger, afin de se rapprocher davantage du schéma traditionnel de la sélection variétale. Or, du fait de la vitesse imposée à l’évolution du vivant par ces innovations et de la présence d’un appareil technico-commercial surpuissant, ces OGM de deuxième génération conserveront le caractère des phénomènes nouveaux, influençant de façon irréversible les rapports des hommes à la nature domestique, et ceux des hommes entre eux.

18.

All that is certainly true. But it is no real argument for an immediate, massive and irreversible disseminating of transgenic plants. And it is in order to escape public mistrust that the companies are turning to "the second generation" of GMOs : this is supposed to be using the advantage provided by induced mutation, or by transferring a useful gene belonging to the species being improved rather than an alien gene, so as to get closer to the traditional pattern of varietal selection. But because of the speed at which a living organism is being forced to evolve by these innovations, and of the presence of a high-powered technical and commercial set-up, these second-generation GMOs will still have the characteristics of a new phenomenon ; and they will still, directly and irreversibly, affect the relationship of humans to domesticated nature and to other humans.

19.

Comment parvenir à des décisions politiques raisonnables si les impasses du sens s’ajoutent aux incertitudes de la science et à la subjectivité de l’expertise ? Analysant la "démocratie technique", Michel Callon rappelle le rôle des scientifiques pour éduquer le public dans un "combat pour les Lumières et contre l’obscurantisme". Cette fonction est souvent interprétée dans un sens messianique par les milieux scientifiques qui s’estiment confortés par certains exemples, telle cette enquête d’opinion sur les plantes transgéniques, citée dans un récent rapport de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).

19.

How are we to arrive at sensible political decisions if deadlocks in meaning are to be added to science’s uncertainties and experts’ subjectivity ? In his analysis of "technical democracy", Michel Callon reminds us of the part scientists played in educating the public in a "struggle for the Enlightenment and against obscurantism". This function is often interpreted in a messianic light by scientific circles, who believe themselves warranted by things like the public opinion survey on GM plants quoted in a recent report by INRA , the French national agronomic research institute.

20.

A la question "Les tomates ordinaires ne contiennent pas de gènes, alors que celles qui sont modifiées génétiquement en possèdent. Cette affirmation est-elle vraie ou fausse ?", 32 % des personnes seulement donnent la bonne réponse en France (à comparer avec 46 % aux États-Unis et 52 % au Canada). D’où la déduction qu’on ne peut rien demander à des citoyens aussi incompétents... L’instruction du public est évidemment nécessaire, mais rien n’indique qu’elle conduira inévitablement à l’acceptation des plantes transgéniques, sauf à confondre le positionnement éthique avec la rationalité et la connaissance scientifiques. C’est aussi pourquoi Michel Callon insiste sur l’importance de la mobilisation des savoirs profanes pour légitimer les décisions.

20.

Asked the question, "Ordinary tomatoes do not contain genes, while genetically-modified ones do. True or false ?", only 32% of people in France gave the right answer (as against 46% in the United States and 52% in Canada). So it is deduced that there is no point asking questions to such an ignorant public. The public obviously does need educating ; but there is nothing to indicate that doing so will inevitably lead to GM plants being accepted —unless ethical stance is confused with scientific reasoning and knowledge. This is also why Michel Callon stresses the importance of enlisting the knowledge of lay people to give decisions full legitimacy.

21.

Il est intéressant, à cet égard, de revenir sur la conférence de citoyens sur les OGM, organisée en France par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) en juin 1998. Selon les . sociologues auteurs du rapport cité plus haut, ce forum a permis de démontrer une "compétence spécifique" des profanes, lesquels, grâce à "une vision dégagée des enjeux locaux (...), ont les capacités cognitives pour participer à l’évaluation technologique". Le même rapport souligne les carences des parlementaires pour assumer leurs responsabilités face aux nouvelles technologies : seuls "quelques députés qui deviennent des experts parmi les experts" plongent dans ces "puits d’ennui" que sont les dossiers sur le nucléaire ou les OGM, et le Parlement, "reproduisant en son sein les clivages qu’organise notre société entre experts et non-experts", tend à percevoir la légitimité des conférences de citoyens "comme une menace".

21.

It is interesting to look back at the citizens’ conference on GMOs organised by the French parliamentary office for the evaluation of scientific and technological options (Opecst) in June 1998. According to the sociologists who wrote the report referred to earlier, this forum made it possible to demonstrate a "specific competence" on the part of lay people who, thanks to a "vision free of local vested interests ... have the cognitive capacity needed for taking part in the technological evaluation". The same report underlines the shortcomings of parliamentarians in shouldering their responsibilities where new technologies are concerned : only "a few deputies who become experts among the experts" immerse themselves in the ocean of tedium" that background documents on nuclear or GMO matters involve ; and parliament, which "reproduces within itself the divides our society creates between experts and non-experts", tends to see the legitimacy of citizens’ conferences "as a threat".

22.

Peut-être est-ce cet état d’esprit qui a amené le député Jean-Yves Le Déaut à revenir sur l’enthousiasme avec lequel il avait organisé cette conférence de citoyens. L’année suivante, il stigmatise comme "parfaitement démagogique" toute volonté de "démocratie directe, une sorte de succédané de l’agora antique", et ne veut voir dans la conférence de citoyens qu’"un avis supplémentaire, celui de non-spécialistes, à côté de celui des experts, des associations (et des acteurs) de la filière". Comme si l’opinion du public éduqué n’était qu’un produit parmi les autres, et pas ce qui donne sens aux produits d’expertises ! Comme l’écrit Denis Duclos, "le registre politique majeur est celui où nous discutons de la pièce que nous allons jouer, et pas seulement des détails de tel acte, ou du choix des acteurs, ou de leur salaire".

22.

It may have been this attitude that led French member of parliament Jean-Yves Le Déaut to backtrack from the enthusiasm he had shown when organising the citizens’ conference. A year later, he was decrying as "pure demagoguery" any desire for "direct democracy, a sort of latterday substitute for the agora of classical times". He did not want to see the citizens’ conference as anything more than "one more point of view, that of non-specialists, to be put alongside that of the experts, and of the associations and parties involved in the subject". As if to say that educated public opinion is merely one result among others, and not what gives meaning to the results of expert assessment ! As French writer Denis Duclos has put it, "the important level of political discussion is where we are discussing the play we are going to perform, and not just the details of this or that piece of business, or the casting, or how much the actors are going to be paid".

23.

Pour assumer ce "registre politique majeur", la mise en oeuvre de la précaution en matière d’environnement (et certainement aussi en d’autres domaines) nécessite la participation active des citoyens. Il est alors surprenant de constater l’absence de toute référence au débat public dans la communication de la Commission européenne sur le principe de précaution, ce qui laisse craindre que les propositions, pourtant très mitigées, du rapport Kourilsky-Viney n’apparaissent comme le comble de l’audace pour la démocratisation de la précaution.

23.

To achieve this "important level of political discussion", putting precaution into practice in environmental matters (and of course in other fields as well) demands the active involvement of ordinary people. It is surprising, therefore, to find no mention of public debate in the European Commission’s communication on the precautionary principle ; this makes one fear that the proposals —lukewarm as they are— in the Kourilsky-Viney report are being seen as the height of boldness in making precaution a democratic concern.

24.

Une telle ambition suppose pourtant toute autre chose que la concession commode des experts qui consiste à placer quelques innocents au sein d’un comité technique où ils sont pris en otage, écrasés par la science et l’autorité des scientifiques. Il s’agit aussi d’autre chose que de ce "deuxième cercle", préconisé par le même rapport : des citoyens "choisis", assistés par des experts —ceux du "premier cercle"—, seraient autorisés à émettre une opinion.

24.

Yet an ambition like this is looking for something quite different from the concession that suits the experts, that of giving one or two innocent souls a seat on a technical committee where they are taken hostage and crushed beneath the weight of science and the scientists’ authority. And it means something different from the "second circle" favoured by the same report, where selected" members of the public accompanied by scientific experts —"the first circle"— would be allowed to offer an opinion.

25.

Jean-Jacques Salomon, dernier président du Collège pour la prévention des risques technologiques, écrivait en 1992 : "Face aux pouvoirs dont disposent les lobbies techniciens dans les sociétés modernes, il n’est pas d’autre moyen de limiter les dégâts que de renforcer les procédures d’information, de consultation et de négociation qui garantissent le fonctionnement démocratique de nos institutions."

25.

In 1992 Jean-Jacques Salomon, last president of the French College for the Prevention of Technological Risk, wrote that "Faced with the powers at the disposal of the technicians’ lobbies in modern societies, the only way of limiting the damage is to strengthen the procedures for information, consultation and negotiation that ensure the democratic functioning of our institutions".

26.

Un dispositif véritablement démocratique pourrait être constitué de façon analogue à celle que nous avions avancée, mais sans succès, pour le Comité national d’éthique. Là encore, il s’agirait de ramener tout expert à son rôle exclusif d’informateur, et de parier sur l’intelligence, l’intuition, et le bon sens de citoyens responsables. C’est en ce sens que la Commission française du développement durable vient de rendre un avis qui comporte la création d’un Comité consultatif pour l’évaluation des technologies (CCET), composé de volontaires tirés au sort et réputés "candides" — indépendants aussi bien de l’industrie que de la recherche ou des organisations non gouvernementales (ONG)— chargés de parvenir, à l’issue d’un travail spécifique, à l’élaboration d’un avis émis par les citoyens.

26.

A truly democratic system could take a form similar to the one we proposed —without success— for the national committee on ethics. There again, it would be a matter of reducing every expert to a purely informative role, and then having faith in the intelligence, intuition and good sense of responsible citizens. This is the line taken by the French Committee on Sustainable Development, which has just put forward an opinion that calls for a consultative committee for the evaluation of technologies (CCET) made up of volunteers selected by lot and with a reputation for "openness of mind" —independent, that is, of industry, the research field and non-governmental organisations. After completing a study, they would be asked to draft an opinion giving the view of ordinary people.

27.

Ce comité aurait le pouvoir de consulter toutes les parties, sans discrimination —experts scientifiques et en sciences sociales et humaines, industriels, économistes, associations, etc.—, afin de construire son avis. Une telle option serait non seulement la plus démocratique, mais aussi la plus "scientifique" pour un processus d’expertise, si l’on admet comme véritablement scientifique une production de la raison qui n’oublie pas qu’elle ne sait pas tout.

27.

This committee would have the authority to consult all parties without distinction —drawing on the expertise of scientists and people in the social sciences, industrialists, economists, professional associations, etc.— in order to arrive at its opinion. This would be not only the most democratic way of conducting an expert assessment, but also the most "scientific" —assuming scientific to mean the product of reason that does not lose sight of the fact that it does not know everything.

28.

Bien sûr, il ne s’agirait pas d’abandonner aux affres de la technique et de la méthodologie les malheureux "candides", volontaires pour s’instruire et s’investir en responsabilité. Il faudrait les doter d’un "modérateur" spécialisé dans les relations humaines, ainsi que d’un comité de pilotage —lui-même indépendant des enjeux de l’expertise— pour proposer et réunir les éléments experts. En l’absence de consensus au sein du CCET, pourraient être organisées des conférences de citoyens, géographiquement dispersées et simultanées, ce dispositif décentralisé permettant de mieux approcher l’objec tivité.

28.

It would not, of course, be a question of abandoning these unfortunate "open minds", who have volunteered to learn about the subject and bear responsibility, to the torments of technique and methodology. They would have to be given a "moderator" skilled in human relations, together with a steering committee (itself independent of what is at stake in the evaluation) that would suggest and bring together the various sources of expertise. If consensus could not be found within the CCET, there could be citizens’ conferences ; held simultaneously and widespread geographically, such a decentralised arrangement would make it easier to achieve objectivity.

29.

Des avis convergents seraient considérés comme représentant l’opinion éclairée du public, tandis que la persistance de divergences signalerait des difficultés irréductibles. Un tel dispositif serait aisément transposable au plan Et régional, où les avis d’un comité consultatif européen pourraient se trouver confortés par ceux des conférences nationales de citoyens. Les coûts de gestion de telles structures devraient être assumés par un fonds créé spécialement, et alimenté par les contributions des promoteurs des innovations technologiques.

29.

Where opinions converged, this would be seen as representing enlightened public opinion. Persistent differences of opinion would indicate insuperable difficulties. A set-up like this could readily be transposed to regional level, where the views of a European consultative committee could be backed up by those of national citizens’ conferences. The cost of managing structures like this should be met by a specially- created fund, financed by contributions from those promoting the technological innovations.

30.

Dans tous les cas, le politique serait enfin justifié dans son rôle de décideur. Il lui resterait à prendre en compte d’autres paramètres, notamment géopolitiques —comme c’est d’ailleurs le cas pour n’importe quelle décision—, mais sans négliger la portée de son action dans le temps et dans l’espace, c’est-àdire en résistant à plusieurs tentations déjà identifiées.

30.

In all cases, the political world would then at last have something to justify its decisions. It would still need to take account of other factors, in particular geopolitical ones (as is after all the case with decisions of any kind), but do so without ignoring the effects its action would have over time in the world around ; that is to say, it would have to resist a number of temptations that have already been identified.

31.

D’abord celle de la casuistique, cette façon ancienne, mais retrouvée avec complaisance par certains qui choisissent le conciliabule contre la loi, et fuient les principes de conduite en se réfugiant dans les particularismes individuels. Puis celle du moratoire, qui permet de préparer l’acceptation par l’accoutumance, en jouant sur la solubilité de l’éthique dans le temps. Enfin la tentation du repli à l’intérieur des frontières, qui tend à faire comme s’il existait plusieurs humanités, et comme si tous les humains n’habitaient pas la même planète, si bien que ce que l’on décide ici ne s’embarrasse pas de savoir ce qui arrivera ailleurs. Pour être complètement sérieux, et dans la perspective d’un véritable développement durable, il faudra bien admettre que la précaution est l’affaire de tous les citoyens du monde.

31.

The first is that of casuistry —an age-old practice but one happily revived by some who would sooner argue endlessly than follow the law, and who dodge the principles of good conduct by taking refuge in individual foibles. The second temptation is the moratorium, which makes it possible to pave the way to acceptance through familiarity, relying on ethics becoming watered down with the passage of time. And finally there is the temptation to shut one’s front door on the outside world —to act as if there were several humankinds, and not all of them inhabited the same planet, so that deciding what to do here does not mean you have to be bothered by knowing what is then going to happen somewhere else. If we are to be really serious, with a truly sustainable development in mind, we shall have to accept that acting cautiously is the business of everyone in the world.

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