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Le rêve perdu des Aborigènes


Australia’s forgotten dreamtime

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1.

Une athlète australienne, aborigène, Cathy Freeman, a allumé la flamme inaugurant les jeux olympiques qui se sont déroulés à Sydney du 15 septembre au 1er octobre. Un autre aborigène, un danseur, Djakapurra, a tenu la vedette de la cérémonie d’ouverture. Mais, dans cette histoire de l’Australie revisitée pour les besoins de la fête, il ne fut guère question du massacre des autochtones qui résulta de la colonisation, des brutales politiques d’assimilation qui suivirent, presque jusqu’à nos jours, et du triste sort à présent réservé aux "Abos" dans la société.

1.

An Australian athlete and Aborigine, Cathy Freeman, lit the flame for the Olympic Games held in Sydney from 15 September to 1 October. Another Aborigine, the dancer Djakapurra, was the star of the opening ceremony. Yet in the history of Australia, revisited for the occasion, there was hardly a mention of the massacre of the native population that colonisation brought, of the brutal assimilation policies that followed, or the fate of the Aborigines in today’s society.

2.

mai 1998. Une centaine d’Aborigènes sont rassemblés devant le Parlement de Darwin, la capitale administrative du Territoire du Nord. C’est le Jour du pardon, le National Sorry Day, célébré dans toute l’Australie à la mémoire de la "génération volée". Pendant plus d’un siècle et jusqu’à la fin des années60, sur ordre du gouvernement, des enfants aborigènes métissés de sang blanc ont été arrachés à leurs mères et placés dans des orphelinats, des missions ou des familles d’accueil censés en faire "de bons petits Australiens". "Keep Australia White" — "L’Australie aux Blancs"— est alors le mot d’ordre, et après le génocide dû aux premiers colons, ou le semi-esclavage pratiqué dans les réserves, ne reste, pour venir à bout de ces moins-qu’humains " et leur faire oublier d’où ils viennent et qui ils sont, que l’assimilation forcée dès le berceau.

2.

May 1998. A hundred or so Aborigines are gathered in front of Parliament House in Darwin, administrative capital of Northern Territory. It is National Sorry Day, celebrated throughout Australia in memory of the Stolen Generation. For more than a century and right up to the late 1960s, on government orders, Aboriginal children with white blood in their veins were snatched from their mothers and placed in orphanages, mission stations or with foster families who were supposed to make good little Australians out of them. The slogan in those days was "keep Australia white". And after the genocide by the early settlers and the semi-slavery of the reserves, all that remained in order to have done with these sub-humans" and make them forget where they came from and who they were, was to assimilate them by force right from the cradle.

3.

La Conférence du Commonwealth sur la situation des indigènes en 1937 était explicite : "Le futur des métis aborigènes ne réside que dans leur absorption définitive..." Elle réitéra ses positions en 1951 : "L’assimilation est le but. Jusqu’à ce que tous les Aborigènes vivent comme tout Australien blanc." Policiers et "protecteurs" ont l’autorisation de faire des raids dans les communautés et d’embarquer tous les enfants à peau claire. En désespoir de cause, les mères aborigènes passent le visage de leurs petits au charbon de bois, ou les envoient se cacher dans le bush...

3.

The Commonwealth conference in 1937 on the native problem did not mince words : "The destiny of the natives of Aboriginal origin, but not of the full blood, lies in their ultimate absorption". It restated its views in 1951 : "The aim is assimilation...until the Aborigines live like any white Australian". The police and Protectors were given authority to raid communities and remove all children with a light skin. Desperate Aborigine mothers blackened their children’s faces with charcoal, or sent them to hide out in the bush.

4.

Les chief protectors nommés par chaque État deviennent les tuteurs officiels des enfants métis jusqu’à dix-huit ans. Certains de leurs rapports sont éloquents : "Je n’hésite pas une seconde à séparer un enfant métis de sa mère. Passé les premiers chagrins, elles oublient très vite leur progéniture" (inspecteur James Idell, 1905). "On protège les enfants de l’influence pernicieuse des campements aborigènes, où règne l’immoralité et se propagent les maladies infectieuses" (chief protector Cook, 1911)...

4.

The Chief Protectors appointed by each state became the legal guardians of the half-caste children until the age of 18. Some of their reports speak louder than words : "I would not hesitate for one moment to separate any half-caste from its Aboriginal mother, no matter how frantic her momentary grief might be at the time. They soon forget their offspring" (Inspector James Idell, in 1905) ; "Children are removed from the evil influence of the Aboriginal camp, with its lack of moral training and its risk of serious organic infectious disease." (Chief Protector Cook, 1911).

5.

A Darwin, une procession s’organise. Chacun vient signer gravement le registre où sont consignés tous les noms des enfants kidnappés. Une vieille Aborigène sanglote. On annonce au micro une minute de silence pour les morts de la génération volée. Puis on attend. Tous les regards sont braqués vers la somptueuse porte d’entrée du Parlement. Mais aucun Blanc n’en sortira, qu’ils soient députés ou ministres, ils ont déserté les lieux...

5.

In front of Darwin’s Parliament House, a procession lines up. Everyone has come solemnly to sign the register that lists the names of all the kidnapped children. One old woman sobs. A loudspeaker calls for a minute’s silence to mourn the dead of the Stolen Generation. Then they wait, all eyes turned to the magnificent doorway of Parliament House. But no white comes out —not a single MP, not a single minister. They have all gone away.

6.

A la tristesse succède la colère. "J’ai mal au ventre", explose Marjorie, belle femme au regard brûlant, métisse d’Afghan et d’Aborigène, arrachée à sa famille et à sa communauté de Philip Creek —en plein bush— avec quinze autres enfants âgés de un à cinq ans... Elle avait trois ans, c’était en 1952, l’Australie était fière de sa jeune démocratie...

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Sadness gives way to anger. "I’m sick to the stomach", explodes Marjorie, a fine-looking woman with eyes ablaze. She was born of Afghan and Aborigine parents, from whom she was snatched at her home in Philip Creek, way out in the bush, along with 15 other children aged from one to five. She was three years old. It was 1952, and Australia was proud of its young democracy.

7.

"Quand vont-ils s’apercevoir que nous sommes des êtres humains, comme eux, et que la pire souffrance que l’on peut infliger à une mère, c’est de lui enlever son enfant ?" Marjorie a retrouvé ses compagnes d’orphelinat. "Elles ont organisé un grand pique-nique à deux pas de Dixon Home, où elles ont vécu jusqu’à l’adolescence. Elles étaient ma seule famille. On nous avait raconté que nos mères nous avaient abandonnées, que nos parents étaient misérables et illettrés, incapables de prendre soin de nous... Nous n’avions pas conscience d’être aborigènes, nous ne réalisions même pas que nous n’étions pas blanches, que notre peau était colorée, ce sont des voisins qui me l’ont appris ! Au pensionnat, ils ont tout effacé de nos mémoires, quand je pensais à ma petite enfance, j’avais soudain un grand trou, je me sentais vidée..."

7.

"When are these people going to see that we’re human beings just like them, and that the worst suffering you can inflict on a mother is to take her child away from her ?" asks Marjorie. "She has tracked down the children she was with at the orphanage. They have organised a grand picnic a step or two away from Dixon House, where they lived until their adolescence. They were my only family. We’d been told our mothers had abandoned us, that our parents were poverty- stricken and illiterate, and unable to look after us. We weren’t aware of being Aborigines — we didn’t even realise we weren’t white and that our skins were coloured, it was the neighbours who told me ! At the orphanage they wiped out our memories ; when I thought about being little, there was suddenly a great big hole, and I felt I’d been emptied out."

8.

Ce n’est qu’au début des années 90 que le drame de la génération volée fut porté au grand jour. Le gouvernement travailliste de M. Paul Keating lance alors une grande enquête au titre sans équivoque, "Bringing Them Home". Elle démarre en 1994 par la Going Home Conference qui réunit à Darwin six cents Aborigènes arrachés à leurs familles. En avril 1997, le rapport est rendu public : il reconnaît que, de 1885 à 1967, 30 % à 50 % des enfants aborigènes —soit entre 70 000 et 100 000 enfants— ont été arrachés à leurs mères et placés dans des institutions.

8.

It was not until the 1990s that the story of the Stolen Generation came out into the open. Paul Keating’s Labour government launched a major enquiry, with the uncompromising title "Bringing them home". This began in 1994 with the Going Home Conference, which brought together in Darwin 600 Aborigines who had been taken from their families. The National Report came out in 1997 : it revealed that between 1885 and 1967, 30% to 50% of Aboriginal children —meaning from 70,000 to 100,000 of them— had been taken away from their mothers and put in institutions.

9.

Les témoignages sont accablants et bouleversent le pays. Link up, association d’Aborigènes de la génération volée qui aide les siens à reconstruire leur arbre généalogique, retrouver leur famille et leur communauté d’origine, conclut ainsi : "Nous pouvons maintenant rentrer chez nous, mais nous ne revivrons jamais notre enfance. Nous pouvons retrouver nos père et mère, nos frères et soeurs, nos tantes et oncles, notre clan, mais nous ne revivrons jamais les vingt, trente, quarante ans que nous avons passés privés de leur amour et de leurs soins, et eux ne peuvent effacer l’horreur et le désespoir d’avoir été coupés de nous. Nous pouvons retrouver notre identité aborigène, mais cela n’effacera pas les blessures dans notre corps, notre coeur et notre âme, infligées par ceux qui se sont donné pour mission de nous éliminer en tant que peuple. "

9.

The statements from witnesses were heart-rending and shook the country to the core. Especially since this time, going beyond the question of race, it was the human rights of the mothers that had been trampled on. Link Up, the association for Aborigines of the Stolen Generation that helps its members piece together their family tree and trace their family and place of origin, says : "We may go home, but we cannot relive our childhoods. We may reunite with our mothers, fathers, sisters, brothers, aunties, uncles, communities, but we cannot relive the 20, 30, 40 years that we spent without their love and care, and they cannot undo the grief and mourning they felt when we were separated from them. We can go home to ourselves as Aboriginals, but this does not erase the attacks inflicted on our hearts, minds, bodies and souls, by caretakers who thought their mission was to erase us as Aboriginals".

10.

Pourtant, malgré la force du réquisitoire, la principale requête des Aborigènes est la demande officielle d’un pardon qui réhabilite l’histoire de leur peuple, reconnaisse leur identité, restaure leur dignité. Mais, en 1996, M. Paul Keating, trop en avance sur son pays (il prônait la République et favorisait les liens avec l’Asie plutôt qu’avec l’Europe), laisse place à M. John Howard et à un cabinet très conservateur, qui s’appuie sur les couches rurales, des traditionalistes de tout poil, une middle class ronronnante.

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Yet for all the force of the inquiry, what the Aborigines want most is an official asking for forgiveness", to restore the history of their people, recognise their identity, and give them back their dignity. But in 1996 Paul Keating, ahead of his time and country (he called for a republic and was in favour of ties with Asia more than with Europe), was replaced by John Howard and a very conservative cabinet, which drew its strength from the rural population, traditionalists of every stamp and a vociferous middle class.

11.

Il n’est plus question de pardon, ni de nommer un tribunal spécial chargé des réparations. Quant aux sommes déjà allouées, deux tiers d’entre elles repartent dans les poches de bureaucrates et avocats blancs qui mènent des procès interminables et... infructueux. La demande de deux victimes de la génération volée vient d’être rejetée (11 août 2000) par la Cour fédérale. Le juge n’a pas trouvé utile de tenir compte des soixante témoignages, trois mille documents et de l’immense traumatisme des deux plaignants : "Leur enlèvement n’allait pas à l’encontre des lois en vigueur à l’époque."

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There was no longer any question of saying sorry, or of setting up a special tribunal to oversee reparations. Of the sums that had already been paid out, two-thirds had gone straight into the pockets of white bureaucrats and lawyers conducting endless —and fruitless— lawsuits. The Federal Court has this August turned down an appeal from two Stolen Generation victims. The judge could see no point in taking any account of 60 witness statements, 3,000 documents or the immense trauma suffered by the two plaintiffs : their abduction was not, he said, against the laws in force at the time.

12.

Malgré les critiques réitérées de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, M. John Howard —par la bouche de son ministre des affaires aborigènes— ose déclarer, en avril 2000 : "Pas plus de 10 % d’enfants aborigènes ont été séparés de manière forcée de leurs parents —et certains pour de bonnes raisons. Cela ne représente donc pas une génération, mais quelques dizaines de familles à traiter cas par cas." Cette fois, le déni est trop grossier et une grande marche est organisée le 27 mai, lendemain du Sorry Day, sur le pont de Sydney. En deux heures, une foule de 200 000 personnes, Noirs et Blancs marchant main dans la main, envahit le mythique Harbour Bridge. La stupéfaction est générale, personne n’espérait une telle mobilisation.

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Despite repeated criticism from the United Nations Human Rights Commission of his policy towards the Aborigines, John Howard —speaking through his Aboriginal affairs minister— had the cheek to declare this April that no more than 10% of Aboriginal children had been separated by force —and some of those for good reasons. So this was not a generation, but just a few dozen families, to be dealt with case by case. This time, the denial of justice was simply too gross, and a big march in Sydney was organised for 27 May, the day after Sorry Day. For two hours a vast crowd of 200,000 blacks and whites, marching hand-in-hand, invaded the city’s famous Harbour Bridge. There was general and total amazement ; no-one had dared hope for such a turn-out.

13.

Cependant, malgré les injonctions de leaders et athlètes aborigènes qui le menacent d’utiliser les Jeux olympiques pour faire valoir leurs droits face au monde entier, le gouvernement reste de marbre. En fait, le vrai débat et les véritables enjeux se déroulent ailleurs. Ils plongent aux racines de l’histoire de ce continent, ainsi que dans les zones d’ombre de la psyché australienne.

13.

Yet despite injunctions from Aboriginal leaders and athletes threatening to make use of the Olympics to assert their rights before the whole world, the government remains unmoved. And the real debate and real issues are elsewhere. They go right down to the historical roots of this continent, and down into the shadowy recesses of the Australian psyche.

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"Pour la majorité des Australiens, les Aborigènes ne sont toujours pas des êtres humains, mais une espèce de sous-race proche du règne animal... Nous sommes confrontés au racisme le plus viscéral, le plus primitif de la planète ! Dès leur arrivée, les Blancs nous ont chassés au fusil comme de vulgaires lapins. Puis ils n’ont eu de cesse que d’éradiquer notre culture, nos langues, notre peuple. Leur haine est si forte qu’aujourd’hui, bien que nous ne soyons plus que 300 000, nous sommes leur ’sujet de prédilection’ et leur épine dans le pied, comme si nous étions des millions !" Celle qui parle avec tant de véhémence est Mme Marcia Langton, professeur d’anthropologie à l’université de Darwin, et longtemps porte-parole des Aborigènes auprès des Nations unies. "On ne peut parler de réconciliation comme en Irlande, ou même de négociations comme en Afrique du Sud. Sur 19 millions d’Australiens, 1 million au plus se sentent concernés par notre histoire et se posent des problèmes éthiques."

14.

"For most Australians, the Aborigines are still not human beings, but a kind of sub-race close to the animal kingdom. We’re dealing with the most visceral, the most primitive racism on the whole planet ! As soon as they got here, the Whites hunted us with rifles, just like rabbits. Then, they went on constantly working to wipe out our culture, our languages and our people. They’ve so much hatred in them that today, even though there are no more than 300,000 of us, we’re their favourite source of complaint, the thorn in their flesh, as if we were counted in millions !" This heartfelt comment comes from Marcia Langton, professor of anthropology at Darwin university and the Aborigines’ long-time spokesperson at the UN. She says "you can’t talk about reconciliation like in Ireland, or even negotiations like in South Africa. Out of 19 million Australians, a million at most feel any concern about our history, and face up to the ethical problems."

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L’histoire récente de la colonisation pèse encore de tout son poids sur les rapports entre les deux communautés. Une histoire jalonnée de massacres, puis de regroupements hasardeux dans des réserves à des fins officielles d’intégration —en fait de génocide à petit feu. Pourtant, avec l’arrivée du travailliste Gough Whitlam en 1972, un espoir était né. Pour répondre à la requête des Aborigènes réclamant la restitution de leurs territoires tribaux, il inaugure son mandat par la remise symbolique d’une poignée de terre rouge à l’un des leaders aborigènes. Dans un discours lapidaire —"Nous tous, Australiens, sommes diminués quand nous refusons aux Aborigènes leur juste place dans cette nation"—, il officialise la restitution des terres, en fait un mouvement irréversible, redonne aux autochtones du Territoire du Nord jusqu’aux deux tiers de leurs terres. Localement, les Land Councils —conseils fonciers aborigènes— s’organisent. Ils gèrent les revendications territoriales des communautés, négocient avec les compagnies minières droits d’exploitation et royalties.

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The recent history of colonisation still weighs heavily on relations between the two communities. Punctuated with massacres, followed by herding into reserves, officially for the purposes of integration but unofficially to achieve a slow genocide, it has left livid wounds. When Labour leader Gough Whitlam came to power in 1972, however, hope was born. Responding to the call from the Aborigines for their tribal territories to be restored, he started his term of office with the symbolic giving of a handful of red earth to an Aborigine leader. In a landmark speech he said "All of us, Australians, are diminished when we refuse the Aborigines their rightful place in this nation". He made the handing-back of land official, in an irreversible movement that restored to the native people of Northern Territory up to two-thirds of their lands. At local level, Aboriginal Land Councils were organised. They managed the communities’ territorial claims, defended their rights, and negotiated operating rights and royalties with the mining companies.

16.

Pendant les années 80, les gouvernements successifs vont reconnaître les Aborigènes en tant que peuple ayant des valeurs et une culture spécifiques, leur droit fondamental "à conserver leur identité raciale et leur mode de vie traditionnel, ou à adopter un mode de vie totalement ou partiellement européen". Mais la véritable remise en question des fondements de la nation australienne va venir de la Haute Cour de justice, en juin 1992. Elle réécrit littéralement l’histoire en prononçant un arrêt retentissant, le Mabo Act, qui restitue à M. Eddie Mabo, un insulaire du détroit de Torres, le territoire de ses ancêtres. C’est la première fois qu’est reconnu le "Native Title" —le droit tribal de propriété. Pour gagner son procès, M. Mabo a dû prouver que les terres qu’il revendiquait avaient toujours été habitées par ses ancêtres.

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During the 1980s successive governments were to recognise the Aborigines as a people having a specific culture and values, and their fundamental right to "keep their racial identity and traditional way of life, or to adopt a totally or partially European way of life". But the real challenge to the very foundations of the Australian nation came from the High Court in June 1992. This literally rewrote history by handing down a sensational judgment enshrining the Mabo Act, which gave back to Eddie Mabo, a Torres Strait islander, the territory of his ancestors. This was the first recognition of Native Title, the tribal right of ownership. To win his case, Mabo had had to prove that the lands he was claiming had always been lived on by his forbears.

17.

Cet arrêt, confirmé par une loi fédé- rale et étendu à tout le pays (cela ne concerne que 10 % des Aborigènes, mais des milliers de kilomètres carrés de terres), annule tout simplement deux siècles de jurisprudence britannique et de croyances bien ancrées dans l’inconscient australien. En effet, jusqu’en 1992, la doctrine officielle de l’Australie est celle de "Terra Nullius", "Terre de personne". En termes clairs, les Aborigènes n’étant pas des êtres humains, les nouveaux colons se sont approprié les terres comme s’ils étaient les premiers à avoir mis le pied sur un continent... vierge !

17.

This decision, confirmed by a federal act and extended to the whole of the country (it applies to only 10% of Aborigines, but thousands of square kilometres of land) cancels out two centuries of British jurisprudence, as well as beliefs that are deeply implanted in the Australian subconscious. Up to 1992 Australia’s official doctrine had always been that of Terra Nullius —empty land. Put bluntly, this meant that the first settlers seized land for themselves (without having to sign any kind of treaty), as if the Aborigines were not human beings and they were setting foot on a totally uninhabited continent.

18.

Pourtant, malgré les avancées des vingt dernières années, les chiffres sont accablants. L’espérance de vie d’un Aborigène est inférieure de vingt ans à celle d’un Blanc, la mortalité infantile quatre fois supérieure, le taux de chômage trois fois plus élevé, le revenu moyen inférieur de moitié, le taux d’incarcération et de suicide cinq fois supérieur... Sans compter le lent suicide à l’alcool de tout un peuple, et de sa jeunesse au petrol sniffing (vapeurs d’essence). C’est comme si, en dépit de toutes les mesures adoptées, l’intégration à la société blanche demeurait impossible.

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For all the progress made in the past 20 years, the statistics are damning. An Aborigine’s life expectancy is 20 years less than that of a white, infant mortality is four times higher, unemployment three times higher, average income less than a half, imprisonment and suicide rates five times higher. Not counting the slow suicide of a whole people through alcoholism, and of its youth through petrol sniffing. It is as if, in spite of all the measures that have been taken, integration into white society is still impossible.

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"Ce sont deux cultures, deux civilisations trop différentes, aux valeurs presque opposées, qui ont eu à peine deux siècles pour se découvrir. Certaines tribus aborigènes d’Arnhem Land ou de Central Desert, comme les Pintubi, ont rencontré leur premier homme blanc il y a cinquante ans à peine. Ils sont passés en un instant de la préhistoire et de l’état de chasseur-cueilleur au XXe siècle avec ses Toyota et ses supermarchés. C’est aussi violent qu’une déflagration nuclé-aire", explique Mme Koula Roussos, gréco-australienne, avocate des Aborigènes, spécialisée dans la génération volée. "Quand je voyage dans leurs communautés et que je les vois vivre dehors, délaissant les maisons construites pour eux, alors que le rêve ultime de l’Australien blanc est d’acquérir un pavillon avec un jardinet, je me dis que le fossé est infranchissable. Moi-même, en tant qu’avocate, j’ai un mal fou à leur faire comprendre ce qu’est notre loi, car même si la plupart ne vivent plus selon la loi tribale du ’Temps du rêve’, ils sont encore imprégnés de ses valeurs, d’une notion différente de la justice."

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"These are two cultures, two civilisations, that are too different and with almost diametrically opposed value systems, that have had barely two centuries to come to terms with each other." Koula Roussos, a Greek-Australian, is a lawyer for the Aborigines who has specialised in the Stolen Generation. "Some Aboriginal tribes in Arnhem Land, or from the Central Desert like the Pintubi, met their first white man barely 50 years ago," she explains. They shifted from one moment to the next from prehistory and being hunter-gatherers to the 20th century with its Toyotas and supermarkets. It was as violent as a nuclear explosion. "When I travel to their communities and see them living in the open, abandoning the houses that have been built for them, while every white Australian’s ultimate dream is to have his own house and little patch of garden, I tell myself that the gulf is unbridgeable. I myself, as a lawyer, have the devil’s own job to make them understand what our law is ; because even if most of them no longer live according to the tribal laws of the Dreamtime, they’re still imbued with its values, and with a quite different notion of justice."

20.

Et c’est bien, en toile de fond, ce qui se joue à tous les niveaux des négociations, comme si se reproduisait, à l’infini, le dialogue de sourds entre un monde blanc compétitif et matérialiste, tendu vers le progrès, le contrôle, la conquête, et un monde noir plus spirituel, où l’homme, relié à tout ce qui est vivant, a pour mission de célébrer la Terre et les héros du "Temps du rêve", qui l’ont façonnée, en accomplissant tous les rituels permettant à la vie de se régénérer et de se perpétuer.

20.

And that, as a background, is what affects all levels of negotiation between the two communities. The two are never on the same wavelength, in a dialogue between a white world that is competitive and materialistic, geared to progress, control and conquest, and a more spiritual black world where the mission of man, with ties to every form of life, is to celebrate the earth and the heroes of Dreamtime who shaped it, by observing all the rituals that allow life to regenerate and perpetuate itself.

21.

"Sur quoi repose en fait notre identité ?, s’interroge Wayne Barker, cinéaste et musicien à Broome, en Australie-Occidentale. Un Aborigène reçoit en héritage une civilisation de quarante mille ans, mais il peut la faire évoluer avec lui. Avant, on perpétuait notre culture par transmission orale, maintenant nous utilisons la radio, la télévision et les films. Même les initiations s’adaptent à la vie urbaine. Elles ne durent plus des mois et tiennent compte des rythmes du travail moderne. Mais tant que nous aurons à passer par la loi des Blancs et à nous justifier devant eux, cela ne marchera pas. Comment peut-on évaluer des mythes créateurs, des récits et des rites spirituels, l’appartenance sacrée à une terre, et notre aboriginalité", à coups d’analyses de sang, de signatures, de lois sur la propriété et de piquets avec des barbelés qui divisent et séparent ?"

21.

"What in fact is our identity based on ?", asks film-maker and musician Wayne Barker, at Broome in Western Australia. "Today’s Aborigines have inherited a civilisation that is 40,000 years old, but they can make it evolve with them. Before, we perpetuated our culture by oral transmission ; now, we use radio, television and films. Even initiation ceremonies are adopted to living in a town ; they no longer last for months, and they take into account the tempo of modern work. But as long as we have to do everything by white people’s law and justify ourselves to them, it won’t work. How can anyone assess creation myths, and tales, and sacred rites, and the sacred belonging to a land, our ’Aboriginality’, by using blood sample analysis, and signatures, and property laws, and barbed-wire fences that divide and separate ?"

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